« Benjamin Whitmer, c’est Shakespeare qui aurait baisé avec Ellroy ! » Olivier Marchal
C’est avec cette citation, ainsi que la quatrième de couverture et un extrait (tous disponibles sur le site de Gallmeister) que je me suis laissée tenter par l’histoire.
Douglas Pike est de retour après des années d’absence dans cette bourgade des Appalaches où il vit de petits boulots, loin de son passé tumultueux. Son seul ami est Rory, un jeune boxeur qui rêve d’être repéré et de faire carrière mais doit pour l’instant se contenter de matches, parfois truqués, contre les étudiants d’université.
Alors que les deux hommes déjeunent tranquillement une jeune femme débarque accompagnée d’une gamine de douze ans, Wendy. Elle annonce alors à Pike que sa fille unique est décédée et qu’il doit dorénavant s’occuper de sa petite-fille et repart sans elle.
Au même moment, un flic pourri jusqu’à la moelle, Derrick, abat de trois balles un jeune homme noir dans la banlieue de Cincinnati. La ville se déchaine, les émeutes ne sont pas loin. Bientôt, leurs chemins vont se croiser.
Benjamin Whitmer, est né en 1972 et vit à Denver (Colorado) où selon l’éditeur, il passe le plus clair de son temps à hanter les librairies et les stands de tir. Je n’en doute pas une seconde. Whitmer est tout sauf un citoyen américain lambda. En premier lieu, le romancier américain a choisi de remonter le temps, dans les années 80 à l’ère Reagan. En ce temps-là, on aime les armes et l’on s’en sert.
Ici, tout le monde est perdant, la classe ouvrière n’a pas goûté au bonheur américain. Bruce Springsteen accompagne tous les losers (amusant car je suis fan du chanteur aussi je connaissais les paroles), il s’adresse à tous ces laissés pour compte de l’Amérique triomphante. Et même si le héros se découvre une nouvelle raison de vivre en la personne de Wendy, celle-ci est déjà aussi désabusée à 12 ans que son grand-père à à peine cinquante ans.
Une fois sobre, faut toujours faire ce qu’on a dit qu’on ferait quand on était bourré. C’est comme ça qu’on apprend à fermer sa gueule. Pike se tourne vers lui (…) – C’est du Hemingway, dit Roy en souriant. C’est Wendy qui me l’a apprise. Ca colle pas mal, hein ? Même si j’étais pas bourré. (p.85)
C’est l’Amérique des perdants. Que ce soit les jeunes hommes noirs des banlieues de Cincinnati qui ne côtoient que drogues, gangs et violence ou les jeunes « white trash » ploucs blancs de la campagne – tous ont perdu tout espoir en leur pays. Ici point de joyeux « happy end », l’avenir n’est qu’une suite de déconvenues. La vie ne vous épargne pas et ne vous fait pas de cadeau.
Lorsque Pike s’embarque dans la chasse à l’homme, désireux d’apprendre qui a fourni à sa fille la dose mortelle de drogue, il sait qu’il n’en rapportera rien de bon. Tout au long de ce périple, l’homme se souvient de ses années au Mexique où il avait l’impression d’être au paradis. Le voilà soudainement chargé de l’éducation d’une gamine qui a grandi toute seule, fume et l’envoie balader. Pike est un roman NOIR, ce n’est pas un polar, ici pas de victime, pas de flic ou de détective privé, pas d’enquête – ici pas de rédemption. Tragédie. La preuve ? Le seul flic de l’histoire est violent et corrompu jusqu’à l’os. Les balles fusent et les corps tombent. Ca déménage chez Whitmer.
Alors écoute. J’ai jamais vu personne foutre en l’air sa vie dans les grandes largeurs sans se prendre pour quelqu’un de spécial. Et les trous à rats dans lesquels les types de ce genre se sont enterrés avaient exactement la forme de leurs rêves ». (p.84)
Avec Whitmer, vous allez vous embarquer dans une virée qui vous fera parfois chavirer le coeur ou parfois vous fera hoqueter. Whitmer a son propre style, parfois brut mais aussi teinté de lyrisme comme lorsqu’il décrit les paysages de son pays. Ce pays immense qui ressemble encore à un western où on tire à peu près sur tout ce qui bouge et où l’ont croit qu’il faut toujours aller vers l’Ouest.
Les Appalaches, ça me parle – j’ai étudié dans une fac nichée dans une de ces montagnes au Tennessee. Je me souviens de ces bourgades que l’on traversait. L’été indien y était sublime mais honnêtement vous n’aviez jamais envie de vous arrêter dans ces bourgades. Pike m’y a ramené et je l’ai suivi, avec beaucoup de plaisir.
Pike roule toute la nuit sur les petites routes. Puis toute la journée suivante. Traverse d’abord le Tennessee, puis l’Arkansas, jusqu’à presque ne plus en pouvoir. Ces montagnes basses et amples avec des logements pour esclaves derrière chaque ferme, où vous ne pouvez pas faire un pas sans écraser une pointe de flèche indienne sous votre botte. Et pas une seule des bourgades qu’il traverse ne lui donne envie de s’arrêter. (p.281).
Au salon du Polars à Lyon, une internaute a décrit Benjamin Whitmer ainsi: « B.Whitmer a un sourire de loup et un regard bleu d’enfant. » Elle a très bien résumé le livre. Et j’ai hâte de pouvoir soutenir ce regard mercredi prochain à la librairie où il est attendu 😉
Edit : J’ai donc rencontré le fameux Benjamin Whitmer ce soir à la librairie Les Nuits Blanches. Je l’ai trouvé fatigué, il m’a répondu que c’était sa tête normale. Il possède 5 armes, en porte une quand il ne sent pas sécurité, fume et boit quand il n’a pas la garde de ses gosses. Déteste les pigs, les flics, il les fuit comme la peste. Ils ont tué son meilleur ami. Avoue une relation haine/amour avec les armes et son pays et aime se lâcher dans ses livres, on le croit. Whitmer ne croit pas au rêve américain. Il bosse pour vivre, sa nouvelle carrière de romancier ne suffit pas, et il n’a pas choisi la voie la plus facile. Car romancier, c’est une chose – mais auteur de romans noirs c’est être le chien qui mord la main du maître qui le nourrit. D’ailleurs, les chiens, il les aime pas beaucoup.
Quand je lui ai demandé d’où lui venait son inspiration, il m’a répondu que pour Pike, il avait rêvé la nuit d’une homme à forte carrure marchant dans les bois tenant à la main une petite fille.
Il a bien insisté sur le genre de ses romans : noir. C’est le coeur du système qui est pourri, ici pas de bon samaritain. Il y tient. Comme il l’a dit (c’est mieux en anglais) : « My books are all about tragedy. I want to break your heart ».
Il est drôle, très drôle – accessible, sans concessions, sans fard. Loin du politiquement correct qui nous fait souvent bondir. Il vous regarde droit dans les yeux quand il vous dédicace son livre, enfin pour moi, ce fut à deux reprises (j’ai acheté son dernier Cry Father) – il apporte un vent d’ouest comme on les aime à Nantes. Hâte de lire son deuxième opus et un jour son troisième (il travaille lentement nous dit-il, mais ça parle de prison, d’évasion, des années 40…).
Et si vous doutez encore : il aime les bonnes choses et les bonnes gens : Sam Peckinpah (le réalisateur de La Horde Sauvage (Wild Bunch), Guet-apens et Junior Bonner avec McQueen, Les chiens de paille, Pat Garrett and Billy the Kid, etc.). J’ai vu et revu tous ces films avec mon père quand j’étais encore une gamine. Mon père m’a permis de découvrir cette autre Amérique. Et Whitmer de lâcher qu’il aime aussi Johnny Cash, Waylon Jennings, Bob Dylan, Cormac McCarthy, Dennis Lehane et l’activiste John Brown.
Mama, take this badge off me
’cause I can’t use it anymore
I feel like I’m knockin’ on heaven’s door
Vous l’aurez compris : une rencontre à la hauteur de mes espérances et une forte envie de lire son deuxième roman.
J’ai lu ce roman dans le cadre du challenge 50 états 50 romans, l’Etat de l’Ohio.
★★★★★
Gallmeister, Neonoir, traduction Jacques Mailhos, 286 pages.
18 commentaires
Pike, je l'ai lu, c'est noir noir noir;.. (heureusement le chaton s'en sort, sinon…) J'hésite à lire le suivant.
Mais c'était chouette de rencontrer l'auteur, merci d'en parler (ah ah tu habites Nantes?)
Oui, oh ça me rappelle quelque chose ton comm : je lui dit "Même le chien ne s'en sort pas dans votre roman.." et il a souri et a répondu que agent américain lui avait dit de ne jamais tuer de chien dans un roman, sous peine de perdre le lecteur – donc il s'est promis de tuer un chien dans chaque roman (et il le fait aussi dans Cry Father) et pour le troisième, ça sera un camion entier !!!! Humour noir…
Oui, je ne lui ai pas parlé du chaton..
Pour le suivant, l'éditrice française m'a dit qu'il était beaucoup plus abouti, mature, dans l'écriture, l'histoire avec en filigrane la filiation, un thème qui lui est cher.
Il m'a aussi dit autre chose, je vais éditer mon billet au moins 5 fois !
Oui, je suis Nantaise (un vrai petit beurre) 😉
Sans concession et loin du politiquement correct, ça ne m'étonne pas, le bonhomme ressemble à son écriture. Pike a été une grosse claque pour moi, j'ai hâte de me plonger dans son nouveau roman maintenant.
Et c'est moi la vilaine tentatrice?! Excellent billet, très très inspirant. Et hop dans mon sac.
Je suis contente que cette rencontre se soit passée comme tu l'espérais. II a l'air d'avoir un sacré humour, en tout cas!
Après, je dois t'avouer que le livre en lui même n'est sûrement pas fait pour moi… trop noir, trop trop noir !
En tout cas, c'est une chouette chronique que tu nous as fait là.
Oui tu le dis très bien : du noir, noir, noir – comme le chocolat, ici c'est du 80%
Merci ! Facile d'être inspirée après une telle rencontre 😉
Oui moi aussi, d'ailleurs je n'ai pas pu ouvrir mon livre (la balade d'Hester) après cette rencontre, j'avais très envie de me plonger direct dans Cry Father.
Il ne cessait de dire qu'il est en colère, an angry man – et ses romans le prouvent !
Désolée….
PS : yeah ! pour une fois que c'est inversé …
A lire en écoutant Dylan (qui joue et a signé la BO de Pat Garrett & Billy The Kid comme tu le sais, c'est un des albums préférés de Sieur Whitmer) ou du bon Johnny Cash…
Ma playlist est prête. J'attends le livre, maintenant! Merci de la suggestion.
Super ! Il sera ravi …
Personnage fascinant, je crois qu'il me plait déjà. Tu es très bonne prosélyte en tout cas ! Cela me fait regretter de n'avoir pas été à Nantes à ce moment là 🙂
Tu me conseilles de commencer par lequel de ses romans ?
Bon weekend !
Je n'ai lu que Pike même si on m'a glissé à l'oreille que le second est plus mûr, mieux écrit… donc je te conseille Pike <3
Whitmer est dans ma LAL depuis un moment, mais son tour n'arrive jamais. (Enfin, au moins, je ne l'allonge pas aujourd'hui.)
J'ai revu ma LAL hier (celle que j'ai en ligne dans mon compte de biblio), parfois on change d'avis ou alors on la réduit (de livres qu'on a lus ou qui finalement ne parle plus tant que ça…) 😉
[…] inscrit à ce challenge. Elle a aussi élargi ses offres ainsi j’étais ravie de rencontrer Benjamin Whitmer à Nantes, un des rares auteurs de romans noirs et de découvrir le mythique Trevanian mais […]
[…] : c’est sans doute ma première déception dans cette collection. Après avoir adoré Pike et Frank Sinatra dans un mixeur, je m’attendais à ce que celui-ci soit aussi jubilatoire. […]
[…] – Benjamin Whitmer m’avait dédicacé son livre lors de sa venue à Nantes. Je venais de lire Pike, son premier roman et j’étais ravie de pouvoir rencontrer l’homme derrière l’auteur. Et […]
[…] Benjamin Whitmer m’avait dédicacé son livre lors de sa venue à Nantes. Je venais de lire Pike, son premier roman et j’étais ravie de pouvoir rencontrer l’homme derrière […]
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