Le premier enfant disparut alors qu’il tirait sa luge sur les hauteurs du village. Sans un bruit – nul cri, d’homme ou de loup, pour témoin. Les loups descendirent des collines et prirent les enfants de Keelut. Le premier enfant disparut alors qu’il tirait sa luge sur les hauteurs du village. La semaine suivante, une autre fut enlevée tandis qu’elle longeait les cabanes près de l’étang gelé. Et voilà qu’au milieu des volutes blanches de l’hiver, un troisième était arraché à leur village, celui-ci sur le seuil même de sa maison. Sans un bruit – nul cri, d’homme ou de loup, pour témoin. Toutes les femmes étaient affolées, celles qui avaient perdu leurs enfants, inconsolables.
«Épique, implacable et magnifiquement maîtrisé.»
Dennis Lehane
Nul besoin d’en dire plus au sujet de ce livre. En lisant ces extraits, le lecteur comprend immédiatement ce qu’il l’attend. Ce roman n’a eu de cesse de m’appeler, comme un loup qui appelle ses congénères. Je n’ai cessé de le croiser ci et là et le billet de Marie-Claude aura fini de me convaincre (oui, encore elle!).
Je ne suis jamais allée en Alaska mais un ami très cher a fait le choix de s’installer là-bas (le Montana n’étant pas assez sauvage selon lui). Ce roman nous entraine aux confins de l’Etat – l’un des derniers territoires sauvages, où l’homme, prédateur naturel, n’arrive pas à tenir tête à une nature puissante et impardonnable.
Pour ceux qui aiment le cinéma, ils peuvent fermer les yeux et revoir quelques images du voyage de Christophe McCandless, le héros malheureux d‘Into the wild.
Lorsque Russell Core arrive dans le village de Keelut, il comprend qu’il vient de franchir une frontière invisible, celle qui sépare la civilisation occidentale de la nature mystique. La raison, les règles de la vie en communauté n’ont plus loi ici.
Dans la mythologie Inuit, Keelut, connu également sous le nom de Qiqion, Qiqirn est un esprit malin du monde des ténèbres qui ressemble à un chien sans poil. On dit qu’il se nourrit des morts, et parfois qu’il est le présage d’une mort imminente. Il n’a des poils que sur les pattes, aussi il ne laisse aucune trace de son passage, ne laissant aucune chance aux créatures qu’il chasse d’être averti de sa présence. (source : wikipedia)
Core, brisé par la vie (sa femme est allongée dans un coma profond depuis plus d’un an et demi et il n’a plus de nouvelles de sa fille), a accepté de venir aider Medora Slone, la mère du dernier enfant enlevé. Celle-ci l’accueille dans son humble demeure, elle lui raconte les loups descendus de la colline venus prendre son unique enfant. Sa rage, son impuissance, l’absence de son mari, parti depuis un an faire la guerre en Afghanistan. Elle a lu et relu le livre de Core consacrés aux loups et croit qu’il est le seul capable de s’élancer à la poursuite de la meute pour retrouver, ne fut-ce que les ossements de son fils.
Dans sa lettre à Russell Core, trois jours pile après qu’on lui eut pris son fils, elle écrivit qu’elle n’avait pas espéré le retrouver vivant. Son sang s’étalait en une traînée dentelée de l’arrière de leur porche jusqu’aux bois clairsemés qui s’étendaient dans les collines au-dessus. Mais elle avait besoin de son corps, ou au moins de ce qu’il en restait, même si ce n’étaient que des os. C’est pour cela qu’elle écrivait à Core, disait-elle. Elle avait besoin qu’il lui rapporte les os de son fils et peut-être aussi qu’il abatte le loup qui l’avait pris. Personne dans le village ne partirait chasser les loups.
«Mon mari doit revenir de la guerre très bientôt, lui écrivait-elle. Il faut que j’aie quelque chose à lui montrer. Je ne peux pas ne pas avoir les os de Bailey. Je ne peux pas ne rien avoir.
Mais la jeune femme, au teint diaphane et aux cheveux blonds a disparu le matin. Core décide de partir à la recherche de la meute et s’enfonce dans la toundra, la température est tombée sous les quarante et très vite un brouillard épais emprisonne le romancier, l’entrainant dans un monde de silence.
Les mots me sont venus si difficilement pour ce billet, comme c’est le cas à chaque fois que j’écris sur un livre qui m’a profondément marqué. Car la puissance de ce roman réside en cette capacité à emmener le lecteur dans cette immensité blanche où tout est danger, le froid mais également la sueur (qui peut geler et vous tuer), le soleil qui vous trompe et fait fondre le sol…
Quand la mort vous surprend, elle vient à vous pernicieuse, silencieuse, trompeuse. Elle vous réchauffe, vous fait suer, puis trembler, puis geler, elle étouffe vos cris puis vous endort, ce blanc immense devient votre linceul. Le blanc ne sera tâché que par votre sang lorsque la meute arrivera pour déchiqueter, arracher vos muscles, vos intestins. Et comme Core, on les attend et on les remercie presque de venir vous libérer.
Mais je mentirais en disant que le roman se concentre sur le personnage de Core, car c’est faux. L’animal sauvage dans ce roman n’est pas le loup, mais l’homme. William Giraldi renvoie le lecteur à l’Alaska sauvage, celui des croyances indiennes – des esprits malins, des mauvais sorts et où l’homme paie pour avoir trahi la nature. Vernon, l’époux de Medora, au teint diaphane et aux cheveux blonds viendra vous hanter longtemps après votre lecture. Ici l’homme porte un masque, mi-homme, mi-bête… qui sommes-nous finalement ?
En cherchant les mots pour exprimer tout le bien que je pense de ce livre, toutes ces émotions que ce roman m’a procurées – j’ai compris qu’il est essentiel de dire ici que je crois en un lien très fort entre l’homme et la nature. Ce lien qui explique sans doute mon amour pour tous ces romans, comme ceux de Pete Fromm qui redonne à la nature sa place naturelle. Qui rappelle à l’homme qu’il n’est qu’un tout petit grain de sable dans le désert de Mongolie. Mais je m’égare…
J’ai eu la chance d’aller à la rencontre d’une meute de loups lorsque j’habitais le Montana. Un passionné y avait créé un refuge. Il acceptait quelques visites, il nous a emmené nous approcher d’eux. Je suis passionnée par cet animal depuis mon enfance, aussi étais-je très nerveuse. Ils sont apparus, à deux endroits. Plus petits que dans mon imaginaire, plus beaux aussi. Auparavant, il nous avait expliqué comment « hurler », comment imiter le chant si particulier de cet animal. Nous avions tous plus ou moins rigolé, mais lorsqu’il a nous fait signe de recommencer, alors que la meute nous entourait presque, tout le monde s’est tu et s’est regardé. Puis doucement, en posant notre main sur notre ventre, nous avons commencé à hurler et presqu’immédiatement un loup derrière nous s’est mis à hurler, bientôt suivi par le reste de la meute. Inutile de vous dire l’immense émotion qui nous a parcouru à cet instant-là. J’en ai pleuré tout comme mon petit ami de l’époque, un grand gaillard américain.
Pour en revenir au roman, il a laissé perplexe pas mal de lecteurs – sans doute parce que ceux qui connaissent peu les croyances indiennes auront sans doute parfois du mal à comprendre cette nature violente, ces loups carnassiers, ces pratiques occultes, la violence de certains personnages…. Un roman épique, brutal, bestial, primitif. Un roman qui se transforme en polar, une chasse à l’homme qui ne ressemble à aucune autre. Car le seul juge de l’homme n’est-il pas la nature ? Le lecteur est donc entrainé loin de tous ses repères. La rencontre entre l’homme et l’animal peut avoir lieu…
Les Américains n’ont eu de cesse de comparer l’œuvre de Giraldi à celle de McCarthy – moi qui ai lu un roman de ce dernier (La route), je vois bien quelques traits communs mais je n’ai jamais songé à McCarthy en lisant Giraldi ou au fait qu’il soit inspiré par McCarthy. Si tous deux dénoncent en effet à leur manière la destruction de la nature par l’homme, chacun occupe parfaitement sa place dans le monde littéraire. Et Giraldi mérite tout autant l’attention des passionnés de lecture.
Il faut donc faire place nette avant de se lancer dans cette lecture, décider de quitter un temps le monde civilisé, oublier les règles de vie en société, accepter de traverser cette frontière invisible, affronter une nature impitoyable et s’accrocher à ce fil tenu qu’est la vie.
J’ai lu ce roman dans le cadre du challenge 50 États 50 romans, État de l’Alaska.
♥♥♥♥♥
Éditions Autrement Littératures, trad. Mathilde Bach, 308 pages
10 commentaires
Un roman à la bibli, toujours sorti! Attendre.
Mais je me méfie quand même, j'ignore si cela me plaira, pourtant il y a tout pour me plaire, la nature, les loups (on en a en France, tu sais!)(http://www.loups-chabrieres.com/)
Oui, il était aussi à ma bibli mais j'ai fini par l'acheter …
Tu as raison de te méfier, enfin non mais comme je le dis les avis sont partagés soit on adhère de suite, soit on reste perméable … Mais vu ton aptitude à lire tous les genres, tente-le !
Ah oui les loups – merci ! Va falloir que je retourne en voir …
Quel beau billet! Titre déjà noté depuis un bout et bientôt, je vais m'y ''plonger le nez''.
Je le voyais un peu partout sur la blogosphère et j'ai craqué, et j'ai bien fait 😉
Merci en tout cas car j'ai eu du mal à le pondre ce billet !
Je suis littéralement sans mots. Ton billet m'a coupé le souffle. Aussi grandiose et puissant que le roman. C'est peu dire…
Morte de rire en lisant ton commentaire, j'ai du relire mon billet pour comprendre ce mot. Mais merci, tu sais il suffit de penser au roman et hop les mots me viennent mais bon je l'ai pas mal repris. Avec les coups de coeur, je dois toujours attendre un peu avant de passer à la rédaction (comme celui de ma dernière lecture)
enfin MERCI !!!!!
Mon commentaire veut dire que ton billet est parfait, juste parfait. Au point que j'ai fait un ajout à la fin de mon billet!
http://hopsouslacouette.blogspot.ca/2015/04/aucun-homme-ni-dieu-epopee-blanche-en.html
Merci ! Oh je vois que tu as déjà entamé le challenge 50 états 50 romans ! Tu ne traines pas !
Ce roman est vraiment sublime 🙂
Ah merci ! Certains ont été décontenancés par cette lecture .. qui vient de très très loin 😉
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