Kinderzimmer • Valentine Goby

Las hojitas de los arboles se caen, viene el viento y las levanta y se ponen a baila.

par Electra
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La phrase en espagnol, c’est la berceuse, que Mila, alias Suzanne Langlois, déportée française à Ravensbrück va se répéter pendant tout le temps de sa déportation : les feuilles soulevées par la vent vont se mettre à danser.

Suzanne Langlois s’adresse à une classe de lycéens. Elle leur raconte, ce jour-là, lorsqu’elle et des milliers d’autres femmes marchent vers le camp.

Elle a tout juste vingt ans lorsqu’elle et son frère rejoignent la Résistance. Tous deux luttent à leur manière. Suzanne, sous le nom de Mila, accueille dans l’arrière boutique de son père (un homme amputé des jambes, vétéran de la 1ère guerre mondiale) des hommes du réseau, blessés. Ainsi accueille-t-elle une nuit un jeune anglais, dont elle ne connaît ni le nom, ni l’histoire mais dont le regard suffit à vouloir pendant une nuit, oublier la peur, la haine, la guerre.

La voilà avec enfant. L’homme est reparti. Et Mila est arrêtée peu de temps après. Comme son frère, et sa cousine Lisette. Les deux jeunes femmes sont envoyées à Rungis où elles attendent de connaître leur sort. Nous sommes au printemps 1944 – elles apprennent leur déportation en Allemagne et les voilà embarquées, avec 40 000 autres femmes, de toute l’Europe vers le camp de Ravensbrück. Mila ignore même le nom du camp à son arrivée, où l’endroit où elle se trouve en Allemagne. Les coups de bâtons pleuvent, les ordres en allemand. Mila et Lisette sont tassées dans ces blocs, où elles doivent rapidement partager une paillasse. Elles finissent par retrouver les autres françaises qui vont peu à peu leur apprendre les ficelles – comment survivre dans l’Enfer.

L’Enfer ce sont les autres – et cette phrase prend tout son importance lorsqu’il faut sans cesse se battre pour manger, ne pas avoir froid, ne pas tomber malade, et surtout ne pas se faire remarquer pour être envoyé à la mort.

Pour Mila, rien n’a de nom encore. Des mots existent, qu’elle ignore, des des verbes, des substantifs pour tout, chaque activité, chaque fonction, chaque lieu, chaque personnel du camp. Un champ lexical, sémantique complet qui n’est pas de l’allemand et brasse les langues des prisonnières, l’allemand, le russe, le tchèque, le slovaque, le hongrois, le polonais, le français. Une langue qui nomme, quadrille, une réalité inconcevable hors d’elle-même, hors du camp, en traque chaque recoin comme un faisceau de torche. C’est une langue concentrationnaire, reconnaissable de Ravensbrück à Auschwitz, à Torgau, Zwodau, Rechlin, Petit Königsberg, sur tout le territoire du Reich.

Très vite Mila comprend qu’elle vient d’arriver dans un monde où seuls les plus forts survivent. La promiscuité, la saleté, le manque d’hygiène, le froid, le manque de nourriture et de médicaments, tous ces éléments apportent leurs lots de maladie : le typhus, la dysenterie. La mort se répand à une vitesse vertigineuse comme les poux qui leur envahissent les cheveux. Mila n’a qu’une robe trop large, des chaussures trop grandes et sait aussi que porter la vie en elle est dangereux. Car les plus anciennes ont vite compris que les promesses de camp de travail à la campagne, plus au calme, ou que le Revier (l’infirmerie) sont tous des anti-chambres de la mort. N’ont-elles pas vu revenir au betrieb (l’atelier de confection) les vêtements portées par ces détenues parties un beau jour ?

Mila lutte avec Lisette, sa cousine. Celle qui la connaît le mieux, celle qui a vu la mère de Mila se jeter du balcon un jour lorsque Mila avait 7 ans. Mila porte en elle la haine d’avoir été abandonnée. C’est peut-être ce sentiment qui lui permet de ne pas sombrer et puis cette vie, dont Mila n’arrive toujours pas à le croire, qui grandit en elle. Mila ne veut pas ressembler aux autres femmes, les cheveux rasés, le visage cerné, la peau jaune, le corps décharné. Mila et Lisa partagent la même couchette, couchées tête-bêche, les deux jeunes femmes veulent se souvenir de Mantes, de leurs parents, de leur enfance. Et espérer. Mais la dysenterie, puis le typhus répandent leurs doses de venin. Lisette est touchée, comme d’autres. De son côté, Mila, élevée par son unique père, ignorait tout des règles, des choses « féminines » et en sait encore moins d’une grossesse. C’est Georgette, une des plus âgées et anciennes du camp, qui lui, un jour, dessine l’anatomie humaine, qui lui raconte ses 4 grossesses et accouchements. Georgette qui la rassure, mais aussi Georgette qui préfère suivre sa soeur, condamnée à mort. Elle abandonne Mila. Comme Lisette qui se meurt. Pourtant Mila refuse de ne pas dormir avec elle, elles dorment en cuillère dorénavant. Et puis un matin, le bras de Lisette est inerte.

Mila croyait vouloir mourir, elle ne croit pas une seconde que son enfant survivra, d’ailleurs a-t-elle vu un seul bébé dans le camp, une seule femme enceinte ? Non, jamais. Alors elle se cache jusqu’à l’arrivée de Teresa, une jeune femme franco-polonaise.Les deux deviennent inséparables et Teresa lui donne la force de continuer. Elle sent la vie, minuscule, fragile dans le ventre de Mila. L’automne est là, le froid. Des milliers de nouvelles déportées arrivent chaque jour, russes, tchèques, polonaises … Les morts sont aussi nombreuses. Les abcès, ulcères, lésions, bubons, kystes, ganglions, tumeurs viennent s’installer sur ces corps maigres et les emportent en quelques nuits. Lisette refusera longtemps d’aller au Revier (à l’infirmerie) car là-bas on vous tue lui dit-on. L’entraide s’organise : les morceaux de charbon, de sucre, la nourriture pour les chiens, tout est bon, tout se vend, s’échange, se troque.

La nuit est pleine de chuchotements et de silence. Elle vient vite, se loge dans les creux du corps à peine allongé, dans le désir de l’oubli (…) Les châlits grincent dans le dortoir, ça râle, ça tousse, ça parle dans le sommeil et ça cauchemarde, on se figure un bateau, une cale pleine et la peste à bord, où les corps moitié vivants moitié morts sont étalés à même le sol. Et dès que ça se tait quelques secondes, la nuit de Ravensbrück retrouve son épaisseur. Le sommeil t’enfonce, te prend de toutes parts comme une eau, et u lui cèdes sans te débattre, il t’emplit entièrement. Mais avant ça, dans l’intervalle mince qui sépare la veille du sommeil, Teresa et Mila se faufilent dans les rues de Paris, de Cracovie, de Mantes, à défaut d’avenir elles ont un passé, lointain comme une enfance, territoire qu’elles dessinent, peuplent l’une pour l’autre dans le noir, avant l’inconscience.

Mila part travailler à l’atelier – il ne faut jamais travailler trop vite. Elle rapièce tous ces vêtements de guerre, déjà usés, tachés, déchirés – portant l’odeur de la mort. Les Allemandes savent qu’ils sont en train de perdre la guerre – les Russes avancent et pourtant les détenues affluent, les morts s’entassent. Mais Mila tient pour lui, ce petit être qui malgré tout va tenir. Et Mila va alors découvrir la Kinderzimmer – lieu presque irréel où sont gardés ces bébés, nés en détention. Mais ce lieu n’échappe ni au froid, ni au virus, et surtout au manque de nourriture. Car ces mères ont souvent très peu de lait à donner, et les boites de lait ne leur sont remises qu’à la mort d’un nouveau-né. Nouveaux, la plupart le resteront – leur espérance de vie ne dépasse pas trois mois. Le bébé de Mila va naître pourtant ….

Je ne vais pas en dire plus sous peine d’en trop révéler, mais de la mort, comme après un incendie, on voit parfois pousser une fleur, un pavot, un pivoine. J’ai emprunté ce livre dont le titre et la couverture m’avaient à plusieurs reprises fait signe. Lorsque je l’ai vu disponible à la BM (en rapportant mes précédents emprunts), je n’ai pas résisté. Ayant juste une valise (carry-on), je l’ai glissé car il ne faisait que 217 pages. Je l’ai lu en une journée, dans la navette vers l’aéroport puis dans l’avion. J’ai glissé une larme en pensant à ces milliers de femmes courageuses. A ces milliers de vies broyées, anéanties, gazées, brûlées pour rien.

J’ai découvert également un style d’écriture cisaillé, précis, fin. Un style que j’ai beaucoup aimé, je ne connaissais pas Valentine Goby et je vais m’empresser de me renseigner sur ces autres ouvrages. Une lecture que je juge nécessaire, car même si j’ai déjà vu de nombreux documentaires, témoignages sur ce camps et les autres, Valentine Goby réussit ici le tour de force de nous faire vivre ces quelques mois au sein de l’Enfer et de nous raconter les bribes de conversation qui empêchent ces femmes de basculer dans le désespoir, vers la mort. Cette autre forme de résistance à l’indicible. Elle sait mettre des mots sur les maux. Un superbe livre.

♥♥♥♥♥

Editions Acte Sud, 2015, 217 pages

Et pourquoi pas

25 commentaires

Laure 10 août 2015 - 6 h 32 min

Je suis d'accord, un superbe livre !

keisha 10 août 2015 - 8 h 45 min

Je l'ai commencé puis abandonné… Depuis j'ai découvert qu'existe un récit sur des femmes ayant eu un bébé en camp, et j'espère le lire (je préfère la non fiction …)
A part ça, à propos de grossesse, ma le lecture de Le chant des plaines avance bien, j'ai bien fait de t'écouter!

Electra 10 août 2015 - 8 h 46 min

Oui très prenant ! Je n'ai pas pu le lâcher ..

Electra 10 août 2015 - 8 h 47 min

C'est vrai que c'est éprouvant et pourtant il y a toujours de l'espoir et la libération – j'aime beaucoup le style de l'écrivain (on ne sombre pas dans le pathos). Je suis curieuse de voir ce récit sur ton blog.

Oh super pour le chant des plaines ! je suis contente que tu aimes ces deux bougres 😉

quaidesproses 10 août 2015 - 12 h 21 min

Je pense que ces livres sont nécessaires.. néanmoins, je ne pense pas que je puisse le lire. Rien qu'en lisant ta chronique…. chronique très bien écrite d'ailleurs ! Les livres abordant la guerre, je ne peux pas/plus.

Electra 10 août 2015 - 15 h 24 min

Je comprends – j'étais émue (tout du long) mais c'est comme les films de guerre, j'aime beaucoup, ce qui me plaît c'est de voir l'instinct de survie, l'entraide, la générosité, les risques pris par certains pour sauver d'autres – bref des histoires "loin de sa petite personne" mais je comprends que ça fasse bouger trop de choses ! Bon au moins, tu as lu ma critique 🙂

quaidesproses 10 août 2015 - 15 h 54 min

Oui, je comprends. Moi aussi j'aime ces aspects là. Mais j'ai du mal avec toutes les scènes difficiles à lire ou voir – de torture, de souffrance, de combats, de violence sous toute forme… j'en ai lu, j'en ai vu… probablement suffisamment.
Evidemment que je lis tes chroniques !!

Electra 10 août 2015 - 15 h 55 min

Vu le sujet, tu aurais pu te passer de celle-là 😉

Allez zou je file -, bonne soirée !

Marie-Claude Rioux 11 août 2015 - 5 h 40 min

Une fois de plus, un superbe billet, qui rend si bien justice au roman. Je l'ai lors à sa parution (avant que je tienne le blog). Enchantée par cette histoire éprouvante et par le style de Goby. Une grande oeuvre que ce livre…

Virginie 11 août 2015 - 7 h 59 min

Je voulais le lire tout en ayant un peu peur du trop-plein d'émotions qu'il pourrait provoquer…j'hésite encore mais ton billet donne envie 😉

Electra 11 août 2015 - 8 h 00 min

Oui ! On en apprend toujours plus sur cette ignominie et sur le courage de ses femmes. Quelle force !

Electra 11 août 2015 - 8 h 02 min

Il est émouvant, mais je n'ai pas pleuré tout du long car l'héroïne, Mila, est en fait assez froide et ainsi le lecteur éprouve une sorte de distanciation avec ce qui se passe. Elle a un regard assez en recul (néanmoins ce qu'elle voit est évidemment choquant). J'ai versé ma larme à la toute fin (la libération, évènement heureux!). Mais je sais que c'est difficile. Si tu peux l'emprunter, ainsi tu n'auras pas de scrupule si au bout de dix pages, tu choisis d'arrêter 😉

Eva Sherlev 11 août 2015 - 8 h 50 min

Ce livre m'a longtemps fait peur, puis je me suis lancée, et il est vraiment magnifique…Valentine Goby s'est emparée d'un sujet peu connu (les naissances dans les camps) et de ce thème difficile, elle en a fait un beau roman, touchant mais sans pathos, extrêmement bien écrit…

Electra 11 août 2015 - 8 h 51 min

Oui, il fait peur à beaucoup de personne mais comme tu le dis, ni pathos et l'héroïne reste "froide" et permet ainsi une certaine distanciation en même temps le résultat est sublime et très fort !

Hélène 11 août 2015 - 12 h 07 min

Décidement il plait beaucoup, je vais finir par me laisser tenter !

Electra 11 août 2015 - 12 h 07 min

Si ce genre de lecture ne te fais pas peur, alors fonce parce qu'il est vraiment très bien écrit 😉

céline 13 août 2015 - 9 h 58 min

J'ai adoré cette lecture. Une véritable claque. Un style épuré et intimiste, un sujet très douloureux. Pour moi une petite merveille.

Electra 13 août 2015 - 9 h 59 min

Oui moi aussi ! Impossible de le lâcher ! Un très beau roman 😉

BlueGrey 13 août 2015 - 12 h 18 min

Un très beau livre en effet, malgré son sujet très dur et éprouvant… Une lecture nécessaire.

Electra 13 août 2015 - 12 h 20 min

Oui, éprouvante mais nécessaire et puis ça prouve aussi la résilience et la résistance, l'instinct de survie mais quelle épreuve !

Jérôme 17 août 2015 - 13 h 43 min

Un de mes plus gros coups de cœur de ces dernières années. Et j'ai eu la chance de rencontrer Valentine Goby plusieurs fois, elle est d'une incroyable gentillesse.

Electra 17 août 2015 - 14 h 01 min

Oui moi aussi ! Je suis contente que tu l'aies lu et aimé car beaucoup de gens ont "peur" de le lire et pourtant ! et quelle chance de rencontrer l'auteur, car elle a une plume très très belle 😉

Athalie 17 août 2015 - 18 h 51 min

Pour mon premier commentaire chez toi, (j'explore encore toutes tes notes ….), j'aurais bien envie de pousser un coup de gueule ! Peur de lire ce livre, soit … Mais que risquons-nous ? Des frissons sur canapés ? J'ai aimé ce roman parce qu'il est pudique, la réalité l'était moins. Le témoignage dont Valentine Gogy s'inspire très largement est de Marie José Chombard de Lowe. A lire absolument.

Electra 17 août 2015 - 18 h 55 min

Un coup de gueule contre mon billet ?!!! J'avoue avoir hésité une micro seconde mais je crois que ton coup de gueule s'adresse à certains commentaires.
Oui, le roman reste pudique mais n'empêche que l'auteur décrit quand même en détail leurs conditions de "vie" (survie) et celles des bébés. Après, moi je l'ai lu sans aucun souci – pas de frissons car il ne s'agit pas d'un thriller mais des images très fortes qui vous viennent à l'esprit, et certaines personnes ont peur de ces images (j'essaie d'interpréter leurs propos). Mais je suis la première à dire à tous : lisez-le 😉

Banquises – Tombée du ciel 21 mars 2016 - 0 h 03 min

[…] Goby m’avait envouté avec Kinderzimmer  et la magie a de nouveau opéré avec ce roman. Toujours ce style très particulier et un immense […]

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