En juin 2015 (déjà), je vous parlais de ce roman signé Eleanor Henderson dans ma rubrique « Ils me font de l’œil » – la couverture de ce roman ne m’avait pas laissé indifférente – en juillet, il faisait partie d’un « craquage de slip ». Puis tant d’autres livres sont arrivés, et il m’aura fallu un an pour l’extirper de son étagère. Voici la quatrième de couverture :
Vermont, 1987. Jude et Teddy trompent l’ennui en fumant de l’herbe, tous deux rêvant d’une vie plus palpitante. Jusqu’au jour où un terrible drame les sépare… A 16 ans Jude doit apprendre à vivre le deuil de son meilleur ami, tout en essayant de trouver sa place dans le monde. Parti rejoindre son père à New York, il découvre une ville hostile mais vivante, et s’initie au straight edge, un courant punk radical. Loin des idéaux hippies de ces parents, Jude découvre une nouvelle famille, avec sa musique, ses idéaux, ses excès aussi, et ses terribles secrets…
Oublié les terribles secrets, il n’y en a pas vraiment mais pour le reste, c’est bien ça. 1987 – Vermont, les deux meilleurs amis au monde, Jude et Teddy comblent leur ennui en fumant à peu près tout ce qui leur tombe sous la main. Ils rêvent de partir à New York – si proche et pourtant si loin et lorsqu’Eliza, la fille de la nouvelle amie du père de Jude débarque de son école privée pour fêter le Nouvel An avec eux, les deux garçons frétillent. Eliza, la New-Yorkaise pur jus fait immédiatement fantasmer les deux garçons – et ils partent ensemble à une soirée, alors que la neige tombe et recouvre leurs pas.
Mais revenons sur les deux héros : Jude est un drôle de gosse, une énorme tignasse rousse, des yeux très rapprochés, les paupières tombantes et un nez retroussé, le visage parsemé de tâches de rousseur. Ses parents, d’anciens hippies sont venus s’installer dans le Vermont à la fin des années 60. Ils ont eu une fille, Prudence et ont adopté Jude. Mais le père de Jude, un trafiquant de drogues douces (marijuana) a fini par quitter la petite famille il y a dix ans. Il s’est installé à NY et a refait sa vie avec Diane, la mère d’Eliza. Il vivote encore de son trafic alors qu’elle vit dans un quartier huppé de la ville. Il décide alors de reprendre contact avec ses enfants. Jude est jaloux de cet Eliza qui connait mieux son père et lui en veut toujours d’avoir quitté sa mère. Celle-ci n’a jamais refait sa vie et survit en vendant des gongs et autres objets en verre soufflé. Elle accueille souvent Teddy chez elle.
Teddy, de son côté, s’entend souvent demandé s’il est le fils de Geronimo – les cheveux épais noirs, la peau tannée, il est en fait métis – sa mère l’a eu avec un Américain d’origine Indienne (« Gandhi pas Géronimo » se plaît-il à dire). Il a un demi-frère ainé, Johnny, blond comme les blés, plus âgé qui est parti dès l’âge de 16 ans pour la Grosse Pomme. Sa mère, Béa, ne lui a jamais parlé de son père et boit plus que de mesure. Une femme très étrange qui disparait subitement le soir du Nouvel An. Teddy et Jude ne savent pas quoi penser de ça, sinon que Teddy viendra probablement s’installer chez Jude jusqu’à leur majorité.
La soirée du Nouvel An va tourner au drame (la 4ème de couverture ne laisse aucun mystère) et Jude va alors s’embarquer pour une nouvelle vie en rejoignant le mystérieux Johnny, le demi-frère de Teddy qui appartient à un mouvement très marginal aux USA (et en Europe) : le straight edge. Ce mouvement, qui emprunte pas mal à Krishna prône l’abstinence : pas d’alcool, de drogue, de sexe et un régime végétalien. Oui, déjà en 1987.
La romancière réussit un pari fou en mettant face à face deux mondes qui s’opposent et se rejoignent : la jeunesse américaine – celle qui trouve dans les drogues et l’alcool un échappatoire à cette Amérique des Yuppies – consumériste, capitaliste et celle qui refuse aussi ce système capitaliste en prônant à l’inverse une hygiène de vie irréprochable et surtout une autre forme de liberté face à ces formes d’addiction. Je ne connaissais pas du tout ce mouvement, porté par des groupes de rock, dont un que vont monter Johnny et Jude – et puis surtout le cheminement de ce gamin vers ce mode de vie.
Ma lecture a été ardue, je n’arrivais pas à rentrer dans le roman – d’abord, je ne suis pas particulièrement fan des romans « ados » puis au bout de trois jours, j’ai décidé de passer à la vitesse supérieure en lui réservant plusieurs heures et là, la magie a opéré. Eleanor Henderson recrée avec un talent incroyable le New York des années 80 avec le quartier emblématique d’Alphabet City et de son poumon vert, Tompkins Square Park – à l’époque, il est le refuge de centaines de sans-abri, de toxicomanes et de tous les mouvements underground de la ville. Les punks, comme les Straight Edge s’y sentent chez eux. La population est à l’époque d’une grande mixité sociale, ethnique et culturelle. Johnny et le père de Jude s’y sentent bien. Le trafic de stupéfiants est hélas à l’origine de la mauvaise réputation et d’un taux de criminalité qui va pousser à la municipalité à réagir en expulsant violemment les sans-abri du parc. Eleanor raconte l’évolution de ce quartier situé dans le carré constitué par les 4 avenues « A, B, C et D » , le diction populaire racontait :
Avenue A, you’re alright
Avenue B, you’re brave
Avenue C, you’re crazy
Avenue D, you’re dead
Dans le roman, l’auteur revient sur cette fameuse nuit du 6 au 7 août 1988, où de violentes émeutes vont éclater suite à l’expulsion du parc des sans-abri et l’instauration d’un couvre-feu. La police va réprimer violemment les opposants. Puis dans les années 90, les « bobos » investiront les lieux et le quartier se transformera en fil des ans. Une communauté bohème, artiste et aisée s’y installera y créant les premiers jardins communautaires.
Mais je m’égare – sans vouloir raconter l’histoire, il faut quand même dire qu’Eliza, John et Jude se retrouvent liés à jamais après ce malheur – ils ne vont plus se quitter et décident de fuir tous ensemble. Eliza est enceinte. Johnny prend une décision grave. Ils ne se connaissent pas mais veulent agir en « êtres responsables ». Ils créent un groupe de rock et vivotent ci et là. Ces gosses prennent alors la réalité en pleine face : vouloir jouer aux adultes n’a rien de facile. Les temps changent, le New York idyllique de Jude et Teddy n’existe plus.
Eleanor Henderson dresse un portrait magnifique de cette adolescence perdue. Nous sommes à quelques années du mouvement grunge qui sera la réponse punk à cette Amérique des yuppies et du capitalisme. Le sida a commencé ses ravages, l’homosexualité reste tabou et la jeunesse est sacrifiée sur l’autel de la réussite.
Jude se cherche continuellement – ce physique si particulier serait-il lié à un syndrome d’alcoolisme fœtal ? Qui était le père de Teddy ? Johnny peut-il prendre en charge soudainement les deux adolescents alors qu’il n’est encore qu’un gosse de 18 ans ?
Eleanor Henderson m’a fait penser à Gus Van Sant – le réalisateur qui aborde, selon moi, le mieux, les émois adolescents. La couverture du livre m’avait d’ailleurs rappelé son film Elephant puis à Paranoid Park. On pense aussi à Larry Clark, avec ses ados qui se droguent, couchent à gauche et droite – n’ont plus de repères et surtout plus de rêves. L’autre personnage phare c’est bien ce quartier – on a l’impression d’être au milieu de tous ses habitants, une faune bigarrée. Depuis, je recherche toutes les photos de cette époque avant que le quartier ne transforme entièrement.
You better hold on, something’s happening here
You better hold on, meet you in Tompkins Square
—Lou Reed, “Hold On” (1989)
Je découvre qu’il s’agit là du premier roman d’Eleanor Henderson ! Et quel roman, magistral et bouleversant. Je l’ai trainé même jusque dans ma famille, pressée de retrouver cette bande de gosses, malmenés, effrayés mais si attendrissants.
J’ai beaucoup aimé le fait que les parents, pourtant eux-même, plutôt à côté de la plaque – vendeurs et grands consommateurs de drogues – aient comme soudainement une prise de conscience, ou du moins redeviennent aux yeux de leurs gosses, une source de réconfort. A divers moments, ces ados qui se croient si autonomes, si indépendants, n’ont qu’une hâte : rentrer à la maison.
Pour finir, je cite les mots de Nick Hornby qui dit de ce roman : « Je n’imagine pas un seul instant qu’on puisse passer à côté ».
♥♥♥♥♥
Éditions 10/18, Ten thousand saints, trad. Pierre Demarty, 504 pages
14 commentaires
Ouf! Tu en dis tant de bien, malgré le départ mitigé… Ces ados, j’ai très très envie de les découvrir. Je note, évidemment. Mais ces 504 pages patienterons un peu. Là, ça déborde.
De qui est la photo du couple, devant la tente? Superbe…
Il faut cliquer sur la photo – elle t’amène au site. Oui, un départ un peu ardu mais j’ai bien fait de ne pas lâcher ! Oui, moi aussi, mon programme est tellement chargé ça en devient risible 🙂
C’est Brice de Nice sur la couverture? (OK je sors, c’est lundi)
Oui parce que confondre un gosse de vingt ans avec un mec de 50 balais ! … des lunettes sont nécessaires
moi aussi j’ai pensé à l’acteur d' »Elephant » avec la couverture 🙂
je le note, il a tout pour me plaire !
Oui,je pense que tu vas aimer ! On retrouve le NY des années 80 et surtout le fameux Alphabet City !
J’ai eu un copain « Straight » au début des années 2000. J’avais un peu de mal à le suivre pour ce qui est de l’abstinence mais en dehors de ça ‘était un punk pur et dur^^
Ah tu connais ! Moi je ne connaissais pas. Oui sur les photos ils font très punk
Mon dieu, tu me donnes envie !
J’espère ! Je pense qu’il te plairait beaucoup 😉
Pas lu mais très tentée !La couv’ me fait penser à du Gus Van Sant moi 🙂
ah merci ! moi aussi – et comme j’adore ce réalisateur et les héros vont te ramener à NY dans ces années 80 et ce quartier – aujourd’hui très bobo et à l’époque funk/hippie/sans-abri/drogués ..
Voila un livre qui me fait de l’oeil depuis un moment déjà et ton avis ne fait que confirmer mon envie! il va falloir que je me le procure mais bon trop trop trop de truc à lire là.
Moi aussi trop de trucs mais je note les titres. Je pense que tu vas aimer c’est plus un voyage dans le temps ici
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