Le jardinier de Sarajevo ∴ Miljenko Jergović

par Electra
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Je sais quelle est la vitesse de la lumière, mais on ne nous a pas appris quelle est celle des ténèbres? (Dino, un élève de Zenica scolarisé à Zagreb)

Après avoir lu le roman de Sara Nović, je n’avais pas envie de quitter ce pays. J’ai trouvé le recueil de Miljenko Jergović, Le jardinier de Sarajevo publié il y a vingt-deux ans, en 1994, devenu un classique et couronné de plusieurs prix. Que dire ? Qu’il fut ma première lecture en 1er janvier de l’an 2017 et que j’ai dévoré les vingt-neuf nouvelles, et je n’ai jamais autant annoté un roman !

Ici, l’auteur est le narrateur d’un pays en guerre, d’une nouvelle à l’autre, l’auteur part à la rencontre d’une multitude de personnages qui nous apparaissent déjà familiers, même si je n’ai jamais connu la guerre, on se reconnaît dans ces portraits empreint d’humilité et de grâce. Qu’ils soient tristes, mélancoliques, en colère ou devenus fous, on s’attache à eux. Il n’y a pas de frontière entre chaque nouvelle, on a l’impression d’être dans le même quartier, la même rue et de croiser chaque jour un nouveau voisin et son histoire personnelle.

Miljenko Jergović possède un immense talent, il promène son regard sur ces familles mutilées, ces amants évincés, ces victimes ou ces bourreaux de la guerre, mais aussi sur les animaux et les plantes, vestiges d’une autre vie, laissés derrière soi. Ou au contraire, la raison qui explique le refus de ce vieil homme de quitter son quartier. Tous ses personnages ont choisi de rester pendant le siège de Sarajevo.

L’autre talent de l’auteur est de ne pas juger ses personnages, même s’ils sont parfois pathétiques, il y oppose une légère ironie – ce détachement qui permet au lecteur de continuer sa lecture. Pas de mélodrame chez l’auteur croate. L’exemple type est l’histoire de Senka, une femme dont l’époux est mort au combat et à qui on rapporte son portefeuille. Mais en ouvrant celui-ci, ce n’est pas sa photo qui s’y trouve, mais celle d’une autre femme – la nouvelle se répand mais Senka refuse d’y croire. Elle veut, comme les autres personnages, continuer à préserver son ancienne vie, son couple. Elle préserve aussi son équilibre mental.

Comment témoigner du coup de coeur que fut ce recueil ? Comment vous faire passer cette étrange sensation d’être là avec ces hommes et femmes, en plein siège de Sarajevo ? Miljenko Jergović a réussi ce tour de passe-passe, il me fait penser à une réalisateur qui filme avec sa petite caméra la vie de ces habitants esseulés qui cherchent dans un objet, un animal, un souvenir de quoi se raccrocher à leur humanité, leur dignité.  Il promène son regard sur cette Bosnie ravagée par la guerre. Cette caméra lui permet une mise en abime, un détachement qui participent à faire de ce recueil un véritable petit bijou.

Car la guerre fait ressortir toutes les palettes de sentiments qui secouent l’être humain : la cruauté, la nostalgie, l’espoir mais aussi le désespoir, l’ironie. L’ironie que l’auteur utilise par petites touches pour alléger le poids de ses mots.

J’ai eu l’impression de marcher sur un fil en lisant ce recueil, comme un artiste au-dessus des habitants de Sarajevo ou d’être un oiseau qui se pose sur une branche et regarde les êtres humains aller et venir, courir pour leurs vies ou marcher la tête haute devant des journalistes étrangers surpris de voir que ces hommes et femmes ne sont pas terrés sous terre.

Un formidable recueil sur l’être humain qui pour affronter la réalité choisit parfois de se réfugier dans un autre monde comme le héros de cette nouvelle qui choisit de fermer les yeux sur la situation :

J’avais toujours su faire une croix sur les événements passés et il convenait d’agir ainsi cette fois-ci encore . à l’autre bout du monde, un stade était en ébullition, des gens vivaient des choses dans lesquelles je n’étais nullement impliqué et c’était cela, justement qui me faisait du bien. pour être heureux, il suffit de contempler, en l’absence de tout sentiment, un spectacle susceptible d’effacer tout le reste. comme au moment de l’orgasme, la vie vous semble alors avoir beaucoup moins d’importance.

Quand l’auteur aborde les raisons ou du moins les origines de ces combats, il nous rappelle l’absurdité de la guerre :

Ils disent manquer d’espace vital, nous disons manquer d’espace vital et pourtant nous étions tous à l’aise tant qu’on était chacun chez soi. On guerroie pour la moindre prairie dont on ne connaissait même pas le nom jadis. La Bosnie a rétréci comme un fichu de laine qu’on aurait fait bouillir avec le blanc.

A Sarajevo, la situation était particulière, car la ville a toujours été une cité multi ethnique où les unions entre musulmans, catholiques ou orthodoxes étaient courantes. Et les fils et filles de ces couples mixtes ont du vivre un vrai cauchemar lorsqu’on leur a demandé de choisir entre leur père ou leur mère. Emir Kusturica l’avait bien expliqué pour sa propre famille, en disant que même si ses ancêtres étaient autrefois musulmans, son père et son oncle avaient choisi d’être orthodoxes tandis que ses autres oncles étaient musulmans. Une autre citation de la même nouvelle, où l’auteur, catholique accepte d’accueillir chez lui une jeune femme musulmane qui a perdu sa maison :

Il était catholique et c’était la raison pour laquelle il la détestait. les catholiques valent quand même mieux que les orthodoxes. Au lieu de vous tuer, ils vous accueillent chez eux. ils se contentent de vous faire la gueule.

Ce qui est magnifique dans ce recueil de nouvelles, c’est qu’on a jamais l’impression de sauter d’une histoire à l’autre – je sais que certains lecteurs ont du mal à se plonger dans une histoire pour devoir changer d’unité de lieu, de temps et de personnages vingt ou cinquante pages plus tard. Ici, l’auteur réussit à nous donner l’illusion que nous sommes dans un lieu connu, entouré de voisins que nous croisions avant la guerre, allant acheter le pain ou boire un café turc au bar du coin.

A cela, je dois ajouter le sublime talent d’écrivain du romancier, j’adore son style et le choix des mots comme ici :

Au fur et à mesure que le temps passait, je comprenais que rien n’était sauvé, mais que l’heure de la séparation n’était pas encore venue. Il faut qu’elle vienne doucement, que je sente son approche par chacun des particules de mon corps, afin que je comprenne, qu’en cette ville, rien ne nous appartient, hormis nos morts et nos blessés, nos immeubles détruits et notre enfance oubliée.

Un roman que j’avais emprunté et que je vais m’empresser d’acheter pour pouvoir y retrouver quand le besoin se fera sentir ses âmes oubliées.

Et pour tous ceux qui aiment autant les livres que moi, je vous offre ici la dernière citation, sans doute la plus belle :

Mais on se souviendra du sort de la bibliothèque universitaire de Sarajevo (…) dont les ouvrages ont brûlé pendant tout un jour et toute une nuit. (..) en lisant ces lignes, caresse tes livres, étranger, aie pour eux de la tendresse et souviens-toi qu’ils ne sont que poussière.

Lisez-le ! N’oublions pas que le siège n’a tenu que parce que nos gouvernements ont fermé les yeux tant d’années.

♥♥♥♥♥

Editions Babel, Sarajevo Marlboro, trad.Mireille Robin, 2004, 182 pages

Et pourquoi pas

8 commentaires

Marie-Claude 6 février 2017 - 2 h 55 min

Je me mets en quête immédiatement!

Electra 6 février 2017 - 7 h 05 min

Oui ! absolument !! Je sais qu’il est pour toi 😉

keisha 6 février 2017 - 8 h 12 min

Oh là billet tentant, mais quand le lire?

Electra 6 février 2017 - 8 h 29 min

Maintenant ! Tu lis si vite !

Jerome 7 février 2017 - 12 h 55 min

JE vais commencer par Sara Nović mais je dois dire que ce recueil de nouvelles, vu ce que tu en dis, me tente carrément !

Electra 7 février 2017 - 14 h 06 min

Te connaissant un peu à travers tes lectures, je pense qu’effectivement il te conviendrait parfaitement !!

athalie 12 février 2017 - 10 h 55 min

J’ai un peu de mal avec les nouvelles, je fais partie de ces lecteurs qui n’aiment pas trop changer d’univers toutes les vingt pages, mais comme tu mentionnes clairement que l’on a l’impression d’être entre voisins, cela me va. Comme chez Polocck, finalement … Tu les a finies ses nouvelles au fait ?

Electra 12 février 2017 - 13 h 16 min

non, toujours pas ! j’ai un plan de lecture assez chargé, mais je compte bien retourner à Knockemstiff !
Pour ces nouvelles, j’ai effectivement ressenti un lien entre chaque nouvelle, une unité de lieu, de temps, comme des voisins d’une même rue, d’un même quartier – si ça peut t’aider à sauter le pas !

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