La nuit du revolver ∴ David Carr

par Electra
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« Terrible et magnifique » Stephen King

C’est grâce à l’opération Masse Critique de Babelio que ce livre m’est arrivé entre les mains. Je me souviens avoir été attirée par la couverture et puis la quatrième : l’autobiographie d’un grand reporter du New York Times. Une autobiographie très particulière cependant, car David Carr n’avait rien du journaliste habituel. Et c’est un vrai travail d’investigation qu’il va devoir mener en 2006 et 2007 pour faire ressurgir à la surface plus de vingt ans de sa vie, que son mode de vie, a presque tout effacé.

Minneapolis, début des années 80. David Carr s’est toujours rêvé journaliste sans jamais étudier pour. C’est grâce à son talent et son assurance qu’il est embauché après avoir proposé un article. Jeune, brillant et prometteur, David Carr a l’avenir tout tracé devant lui. Mais tous les soirs, David écume les bars avec ses amis, il sniffe, s’injecte, fume et engloutit tout ce qu’il croise. Sa drogue de prédiction? La cocaïne – comme il le dit lui-même, à l’inverse de l’héroïne qui vous endort, la cocaïne fait décupler votre dynamisme. Il est sur tous les fronts, il adore le travail d’investigation, les enquêtes criminelles, il aime dévoiler des scandales et la drogue lui permet de tenir 48h d’affilée. Mais peu à peu, lui, qui croit tout contrôler perd pied : il devient un autre homme, très violent, agressif, qui bat ses petites amies, vole et deale pour se fournir en drogues de toutes sortes. Même ses amis avec qui il fait la fête, finissent par le craindre. Il fait peur.

La descente en enfer ne fait que commencer et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Il adore jouer avec le feu, sentir le danger. Lorsqu’il rencontre Anna, il croit avoir trouvé son double. A l’époque, cette jeune mère de deux enfants, à la jolie maison en banlieue travaille pour les narco trafiquants mexicains et se charge de la revente. Elle gagne très bien sa vie. Mais en tombant amoureuse de David, elle invite le diable chez elle. Une nouvelle drogue fait fureur : le crack. Ce petit diamant de cocaïne que l’on écrase pour l’inhaler est très dangereux. Et David et Anna deviennent accros. Contrairement à la cocaïne en rail, le crack a un effet addictif très puissant et il vous en faut toutes les deux ou trois heures. Anna perd les pédales et son affaire périclite. Les Mexicains ne lui font plus confiance. Sans argent, les amoureux ressemblent bientôt à ces drogués que David trouvait lamentable lors de ses précédentes cures de désintoxication, leur maison est un vrai foutoir, plus aucun ne se lave, les enfants d’Anna sont laissés à eux-mêmes. Fort heureusement, leur père remplir le frigo mais cela ne suffit pas. David pue, ne dort plus, bat sa compagne, ment, vole et c’est devant son rédacteur chef qui le propose une cure ou le licenciement, qu’il comprend que le combat est perdu. David préfère continuer sa longue descente en enfer.

En pratique, je buvais dès que je me levais et je m’injectais toute la coke que je pouvais trouver (..) Je me rappelle un jour où, particulièrement bourré, j’ai enfilé une chemise blanche bien repassée, ce qui était rarissime. Mais quand je l’ai eue sur le dos, j’ai remarqué la tache cramoisie au creux de mon bras gauche.

Mais un évènement inattendu va venir bouleverser la vie de ce jeune adulte (31 ans à l’époque) : Anna est enceinte. Et de jumelles. Pourtant, rien ne semble pouvoir l’arrêter, elle continue de se droguer, de fumer et de boire, au grand désespoir de leurs familles respectives qui s’inquiètent et leur ont conseillé l’avortement, sans succès. Lorsqu’elle perd les eaux, elle est enceinte de sept mois et demi. Leur honnêteté devant l’équipe médicale (elle venait tout juste de fumer du crack quand elle a perdu les eaux) vont donner une vraie chance de survie aux bébés. Les rapports des médecins sont accablants pour la mère, mais un miracle s’est produit : aucune trace de drogue n’est détectée dans le système des enfants.  Anna a accepté d’entrer en cure de désintoxication et va récupérer les filles placées en famille d’accueil.

David, de son côté, a accepté d’entrer dans un autre programme, différent des cures habituelles (28 jours) qui n’ont jamais fonctionné chez lui, après une nuit particulière. Un déclic s’est produit. David a laissé ses filles, des bébés, seules, à l’arrière de la voiture, dans un quartier dangereux pour aller s’acheter de la drogue. Le voilà interné pendant six longs mois, à devoir, non seulement gérer un sevrage très difficile, mais surtout tenter de retrouver l’homme qu’il était avant. Cet intermède va lui faire prendre conscience qu’on reste toute sa vie accro, mais qu’à chaque jour suffit sa peine. Et surtout, David doit très vite faire face à ses responsabilités. Je ne vous raconte pas la suite mais s’il témoigne, c’est qu’il va réussir à reprendre sa vie en main.

Vingt ans vont passer, et David relate dans son autobiographie toutes ses batailles pour rester sobre et élever du mieux possible ses jumelles. Car le destin ne pardonne pas si facilement, un cancer, un rechute .. ces années sont jalonnées de nouveaux obstacles.

Et puis un jour, David réalise que ces souvenirs sont pour la plupart faux, ou du moins erronés. Lui vient alors l’idée de faire de sa propre vie son prochain article. Une investigation qui va durer près de trois ans, au cours de laquelle, il va aller interviewer (en les filmant et en les enregistrant, il ne fait plus confiance à sa mémoire) plus de soixante personnes : des proches, ses ex dont Anna, sa famille, ses amis, mais aussi les médecins, policiers et avocats qu’il a croisés à de nombreuses reprises (il fut arrêté pour violence domestique, conduites en état d’ivresse, assaut).

David va aller voir un neurologue afin de comprendre comment fonctionne la mémoire : son mécanisme est particulier et fascinant. Le cerveau va chercher une information stockée dans nos neurones et nous offrir une version qu’il va adapter au présent. On ne souvient pas du fait réel, mais de notre souvenir. Ainsi les témoignages visuels sont souvent faux. Et cette fameuse nuit du revolver, qui a donné au récit, en est l’exemple parfait. Le neurologue lui explique que sa consommation excessive de drogues a joué un jeu, mais que même sans elles, notre mémoire nous joue perpétuellement des tours. S’asseoir et faire face à ces personnes, s’entendre dire les pires choses, mais aussi parfois les plus belles, sera un exercice cathartique pour le journaliste, et l’être humain.

Dans les « Enfants de minuit », Salman Rushdie écrit sur le type particulier de vérité que la mémoire conjure. « Elle sélectionne, élimine, altère, amplifie, minimise, glorifie, et aussi diffame. Mais au bout du compte, elle crée sa propre réalité, sa propre version hétérogène mais en général cohérente des évènements, et aucun être sain d’esprit ne croira davantage la version d’un autre plutôt que la sienne ».

David Carr ne se cherche aucune excuse. Son travail de journaliste d’investigation lui permet d’avoir cette distance avec son égo et ses émotions. Il s’étonne toujours du chemin parcouru, de l’autre David et de celui d’aujourd’hui. Oui, il aura eu l’audace de croire qu’il pouvait s’en sortir si facilement, oui cet homme à la personnalité extravertie (décuplée avec la drogue) aurait sans doute réussi mais il a su aussi admettre que sans les autres, sans un coup de pouce du destin, sans sa chance d’être né blanc, d’être connu et respecté, la voie de la guérison aurait pu être nettement plus compliquée. J’aime cette autocritique et son aveu de faiblesse, sans cette cure, il serait mort.

Son livre est une chronique fascinante sur une multitude de sujets passionnants :  les paradis artificiels (je n’y connais pas grand chose), sa participation aux trafics de stupéfiants, son regard sur la société américaine aisée gangrénée par la cocaïne, des campus ou bars des grands hôtels, la coke était absolument partout, mais aussi ses plus grands articles, et comment on fait du bon travail d’investigation. Passionnant de bout en bout. 

Et en filigrane, la recherche du temps perdu pour un homme – qui en acceptant de retranscrire fidèlement les témoignages, les documents (médecins, police, jugements) nous offre un voyage immense aux confins de la mémoire et de la folie.

Un homme auquel je me suis profondément attachée malgré sa personnalité borderline, ses accès de colère, sa violence passée envers les femmes.

Ce que je méritais : hépatite C, peine de prison, VIH, un banc dans un jardin public, une mort prématurée et merdique. Ce que j’ai eu : une belle maison, un bon travail, trois adorables enfants.

J’ai lu la préface après avoir lu le livre, pour ne pas être influencée. J’ai appris la fabuleuse carrière, et les hommages multiples qui lui ont été rendus après son décès. Son décès que j’ignorais. Il se savait, comme tout survivant du cancer, en conditionnelle. Il avait gagné sa première bataille, ses filles n’avaient pas quatre ans. Un homme qu’il faut découvrir, ce livre montre ici toute l’étendue de son talent d’investigateur. J’étais ravie d’apprendre que le dernier homme qu’il a interviewé n’était autre qu’Edward Snowden, qui lui avait accordé toute sa confiance (ici).  Une figure de légende que je tiens à remercier mille fois d’avoir publié ses mémoires dont il accompagne chaque chapitre avec des citations merveilleuses.

Et un grand merci aux éditions Séguier qui ont osé le traduire. En ces temps, où les médias sont accusés de mille et un mots, ce livre nous rappelle le bien fondé de ce métier. David Carr aurait été intraitable face à l’administration actuellement en siège à Washington D.C.

♥♥♥♥♥

Nouvelles Editions Séguier, Coll.L’indéfinie, trad. Alexis Vincent, 440 pages

Et pourquoi pas

10 commentaires

keisha 6 mars 2017 - 8 h 22 min

Je suis mitigée, le côté drogues ne m’attire guère, mais le côté mémoire et investigation, si. Pffff! ^_^

Electra 6 mars 2017 - 9 h 41 min

Ah ! désolée, c’est une investigation sur la mémoire et l’addiction et le journalisme ! donc bref.. mais je pense que tu vas adorer !! 😉

Jerome 6 mars 2017 - 12 h 05 min

Une vie riche qu’a connue ce monsieur ! Mais les thèmes abordés ne m’emballent pas plus que ça avant le coup.

Electra 6 mars 2017 - 12 h 57 min

Dommage car c’est passionnant de bout en bout !

Eva 6 mars 2017 - 15 h 36 min

ton billet est passionnant et je ne doute pas que l’autobiographie de David Carr le soit tout autant!
je suis tombée sur un très long article de magazine adapté de son livre, qui est édifiant:
http://www.nytimes.com/2008/07/20/magazine/20Carr-t.html

Electra 6 mars 2017 - 17 h 27 min

Ah merci pour le lien ! Je vais regarder ça de plus près ce soir. Je l’ai vu en interview mais il était déjà très affaibli par la maladie. Honnêtement, je n’avais pas lu un tel bouquin depuis longtemps ! Passionnant et il est toujours sur ma table de salon, un très bon signe chez moi 🙂

Océane 6 mars 2017 - 17 h 32 min

le type a l’ air passionnant et fou à la fois, je veux dire le genre de folie qui fait faire des choses audacieuses (ou stupides) et qui rend attachant.
Une lecture qui peut m’intéresser !

Electra 6 mars 2017 - 17 h 34 min

Oh oui, je pense que cet homme qui débordait de créativité et d’énergie (pourquoi la drogue ? il se pose la question) te passionnera, en plus d’une réflexion sur son addiction, les passages sur la mémoire et surtout son métier d’investigation, les rouages du journalisme, bref passionnant ! 🙂

Marie-Claude 7 mars 2017 - 2 h 55 min

Sublime billet. Je ne sais pas si j’accrocherais. Généralement, j’en arrache avec les autobiographie. Reste que sa vie, riche et cahoteuse, semble passionnante. Je reste aux aguets, si je le vois passer…

Electra 7 mars 2017 - 7 h 06 min

Merci ! Je lis peu d’autobiographies (ma 5eme?) mais celle-ci m’a littéralement happée. Oui une vie courte mais Si riche et une leçon de vie. N’hésite pas à l’acheter Si tu Le croises par chez toi !

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