Cette chronique, je le souhaite vraiment, va j’espère, se montrer à la hauteur du roman que j’ai entre les mains. Quand j’ai acheté ce roman début janvier, j’ignorais que quelques semaines plus tard, alors que je le lisais, il allait décrocher le Prix Pulitzer. Colson Whitehead n’en est pas à son premier essai, il a déjà publié six livres, certains déjà traduits en français. J’avais terminé de lire le mémoire de Jesmyn Ward, Men we reaped quand j’ai décidé d’enchainer avec son roman. La question de « l’homme noir » en Amérique n’ayant jamais été aussi d’actualité. J’ai aussi les mots de Toni Morrison encore en tête, lors de l’interview donnée pour le magazine America : il aura fallu q’un Président noir soit enfin élu pour qu’elle se sente enfin citoyenne américaine. Les bavures policières qui, après avoir enflammé l’Amérique au début des années 90 avec Rodney King, ont été nombreuses l’an dernier, enflammant de nouveaux les rues et augmentant encore le fossé entre les communautés.
Colson Whitehead a choisi de remonter le temps – en faisant écho aux mots de Toni Morrison : Non, ses ancêtres ne sont pas venus volontairement en Amérique. En voulant lutter contre la politique xénophobe du gouvernement actuel, les associations ont rappelé début ce janvier que ce pays avait été fondé par des immigrants – oui, majoritairement. Mais ils ont oublié à nouveau que ce pays était déjà habité, par des Indiens, qui ont pratiquement tous exterminés, les derniers parqués comme du bétail. Et que d’autres sont venus, par les fers, dans des soutes de navires – enlevés dans leurs propres pays pour être vendus comme esclaves. C’est le destin d’Ajarry, de sa famille, elle est la seule a avoir survécu à cette traversée infernale. Elle a été achetée par un homme riche de Georgie, propriétaire d’une plantation de coton. Battue, humiliée, Ajarry travaillera toute sa vie avant de mourir, enterrée au fond de la propriété. Petit grain de poussière. Derrière elle, elle laisse un enfant, une fille Mabel, un peu trop jolie au goût d’un des frères qui ont hérité du domaine. Car Whitehead livre ici la vérité – déjà rétablie en partie par le film Twelve years a slave – loin de celle vendue par Hollywood dans Autant en emporte le vent. Cette vision qui fut longtemps celle de l’homme blanc bienveillant, prenant soin de ses esclaves. Il y a en eu, Whitehead ne le nie pas (Caesar, le deuxième personnage principal, a ainsi grandi dans un ferme de Virginie où les propriétaires ont eu soin de lui offrir des conditions de vie et de travail décentes, et surtout lui auront appris à lire). La grande majorité des esclaves étaient moins bien traitée que l’animal de ferme – les hommes se tuant à la tâche, mal soignés et régulièrement fouettés et les femmes sont violées, avant de mourir en couche.
Mabel choisit la liberté et s’enfuit un jour en laissant derrière elle sa fille de dix ans, Cora. C’est elle l’héroïne de ce roman, celle à qui Whitehead a confié la dure tâche de raconter cette période charnière de l’histoire américaine, de raconter, la violence faite aux Noirs et dénoncer la fausse bienveillance de ces Blancs Sudistes et Nordistes et de rendre hommage à fameux réseau ferroviaire souterrain (The Underground Railroad) qui aura permis à plus de 75 000 esclaves de fuir vers le Nord. Le coup de génie de Whitehead est d’avoir donné vie à ce réseau ferroviaire, car celui-ci n’était qu’un nom, une parabole, il désignait le réseau de passeurs clandestins mais dans le roman, Whitehead lui donne vie. Des hommes ont creusé des tunnels et les lignes de chemins de fers parcourent des milliers de kilomètres, reliant le Sud au Nord.
Cora va prendre la fuite avec Caesar, un esclave qui sait lire. Ici la lecture, c’est la voie vers l’émancipation, vers la vraie liberté. En maintenant les esclaves dans un asservissement total, en refusant de leur enseigner la lecture – les propriétaires savaient ce qu’ils faisaient. Le livre de Whitehead n’épargne personne et surtout pas les Blancs qui ont décidé d’aider les Noirs. Certains le font pour les bonnes raisons, d’autres animés par le gain, d’autres par, comme souvent, un sentiment religieux.
Ainsi, lorsque Cora fuit dans un autre Etat, elle obtient de faux papiers disant qu’elle est affranchie. Elle est logée dans un foyer avec des dizaines d’autres femmes noires, la gouvernante, une femme blanche les encourage à trouver du travail et à apprendre à lire. Les hommes et femmes noirs affranchis bénéficiaient donc d’un statut à part, les hommes travaillaient à l’usine, les femmes comme domestiques (le cas de Dora), ou vendeuses et tous regagnaient le soir leurs quartiers. Ils ne vivaient plus au même endroit que leurs patrons et Cora peut enfin apprendre à lire, et à réfléchir sur sa situation. On finit par lui confier un autre travail : un musée vient d’ouvrir, et elle est engagée, avec deux autres femmes, pour jouer une scène maîtresse du musée : la reconstitution d’un village africain. Cora se voit vêtue comme ses ancêtres qu’elle n’a pas connus. Quel étrange jeu de miroir ! Elle ne peut que penser à ces hommes et femmes asservis, dont la plupart sont morts pendant le voyage. Mais la vie est agréable, elle croise souvent Ceasar qui travaille à l’usine. Le soir, elle profite du temps clément et va écouter des musiciens. Doit-elle encore fuir ? Après tout, elle est encore dans le Sud.
Colson Whitehead livre ici un portrait saisissant des divers Etats du Sud : la Georgie et ses immenses plantations, le Tennessee plus pauvre et plus violent, la Caroline du Sud à l’inverse est plutôt accueillante, elle a choisi d’affranchir les esclaves, à l’inverse de la Virginie qui a décidé pour éviter les émeutes de chasser tous les Noirs du territoire et d’engager des immigrés blancs pour travailler la terre. Depuis elle lynche tous les Noirs et sympathisants de la cause.
Après avoir fini ce roman, j’ai trié des livres et j’ai retrouvé par hasard un Que-sais-je ? des éditions PUF : Les Noirs aux Etats-Unis, de Claude Fohlen. Publié en 1965, mis à jour dix ans plus tard, il décrit parfaitement ce Sud et surtout sur ce besoin croissant d’importer des esclaves. Et fait troublant, il rejoint le point de vue de Colson Whitehead, malgré les quarante ans qui les sépare.
C’est l’industrie du coton qui va créer ce besoin énorme en main d’oeuvre. Jusqu’ici le coton était cultivé et ramassé mais le filage demandait du temps, c’était un produit de luxe. Puis la révolution industrielle pointe le bout de son nez, surtout en Europe et lorsqu’un homme crée la machine à filer le coton, la demande en coton afflue et principalement des Européens, de nos ancêtres. Résultat : le nombre d’importations d’esclaves va tripler en quelques années. Après la guerre de Sécession, Abraham Lincoln affranchira plus de quatre millions d’individus. Un chiffre énorme à cette époque. Un nombre que Colson Whitehead intègre à son roman : la peur des citoyens blancs. Car bientôt, les hommes et femmes noires sont bien plus nombreux que les Blancs et les mouvements anti-esclavagistes du Nord font toujours plus de bruit et risquent de donner des idées à ces « êtres inférieurs ». Leurs livres sont d’ailleurs interdits dans le Sud.
Ainsi, j’ai appris dans le roman (et confirmé dans le PUF) que c’était les propriétaires blancs qui arrangeaient souvent les unions entre les esclaves. Qu’une fois en âge de travailler (six, sept ans pas plus), les enfants étaient envoyés au champ mais le plus souvent étaient revendus. Les familles étaient donc séparées. Les femmes étaient donc souvent violées par leurs maitres et les enfants nés de ces unions étaient soient tués à la naissance, si l’épouse officielle n’en voulait pas, soient vendus. Rares sont celles qui pouvaient les garder auprès d’eux. Peu à peu, le métissage s’opérait.
Cora a donc la rage en elle, celle d’avoir perdu sa mère mais elle garde l’espoir de peut-être la retrouver un jour, dans le Nord. La rage aussi d’être libre, et lorsqu’elle fuit, elle est sait qu’elle devra tout faire pour ne pas être rattrapée. Car un homme, un chasseur de primes s’est lancé à sa recherche, un homme, il s’appelle Ridgeway. A l’époque, être pris signifiait la mort, au fouet ou par pendaison. Les lynchages étaient devenus monnaie courante à cette époque. Ridgeway en fait une affaire personnelle, il n’avait pas réussi à mettre la main sur la mère de Cora, Mabel.
Une lecture éprouvante, passionnante, un style parfaitement maîtrisé. Le roman de Whitehead est un véritable coup de poing. Cora n’est pas aimable, je ne dis pas que je n’ai pas aimé le personnage, bien au contraire, mais elle est dure, déterminée, froide – et ici les Blancs n’ont pas le beau rôle. Excepté pour un passeur, Cora n’a plus de compassion. Et comment en avoir ? Comment faire de nouveau confiance ? L’auteur dresse un portrait saisissant du Sud à cette époque. Saviez-vous que même une fois la guerre de Sécession terminée, et l’esclavage aboli, la culture de coton est redevenue aussi puissante qu’auparavant ? Les Blancs avaient trouvé la solution : la ségrégation. Une autre forme de déni. Une autre page de l’histoire allait se tourner, et de nouveau les Noirs seraient privés du droit de vote. Toujours des sous-citoyens.
J’ai aimé la prose du romancier américain et il sait parfaitement faire monter la tension.
Dernier point non négligeable (le PUF en parle aussi, c’est impressionnant), Whitehead montre comment ses hommes et femmes, venus d’un même continent mais de régions différentes, de langues et croyances différentes ont tout perdu en arrivant en Amérique. Leurs noms, leurs langues, leurs us et coutumes. Christianisés, une fois affranchis, il aura fallu leur donner une identité, ça sera pour la plupart celle de leur ancien maître : Jackson, par exemple. Il ne restera absolument plus rien de leurs racines africaines. C’est sans doute une des raisons qui aura empêcher à ces hommes et femmes de s’unir et de se soulever (une petite révolte aura bien lieu mais sera réprimée dans le sang très rapidement), comme pour les tribus indiennes dans leur temps. D’ailleurs, les abolitionnistes blancs et noirs ne réussiront pas à s’unir non plus. Et je repense à cette femme, Ethel, une épouse blanche de Virginie dont le rêve était d’aller en Afrique évangéliser ces pauvres sauvages. En accueillant Cora, elle croit donc réaliser le voeu de Dieu tout en rappelant à la jeune femme, que même si elle le fait, elle continue de croire à la supériorité de l’homme blanc. J’ai pensé au roman Mille femmes blanches où l’héroïne croyait aussi aider l’homme sauvage en l’épousant. A nouveau, on refuse d’accorder à ces personnes le statut d’être humain.
Un roman puissant qui m’aura occupé une bonne semaine – attention, ce roman, même s’il est didactique, n’est pas pompeux. Il s’agit bien d’un roman, avec des personnages et leur fuite au péril de leurs vies. Tout cela aura un prix. Et après avoir fini ma lecture, je pense qu’il mérite amplement le Prix Pulitzer du roman et celui du National Book Award, remporté l’an dernier.
J’ai presqu’eu envie de faire une vidéo pour parler de ce livre, tant il m’a parlé, comme celui de Jesmyn Ward précédemment. J’ignore quand les deux seront traduits, mais je ne doute pas que nos maisons d’édition préférées sont déjà au travail !
PS : Je ne suis pas fan des éditions reliées, à couverture rigide mais force est d’avouer que celle-ci est sublimé, les lettres en relief, les couleurs magnifiques. Un travail d’orfèvre.
♥♥♥♥♥
Editions Fleet, octobre 2016, 320 pages
16 commentaires
J’ai lu attentivement ton billet, sans avoir l’impression de TOUT découvrir. Tu as lu No home? Et même Racines?(oui c’est vieux) Même La case de l’oncle Tom nous en apprend. Après, ce dernier roman plus récent doit être lu.
Merci car j’ai eu peur ! Mais non Le roman l’histoire de Cora et de sa mère et grand-mère je n’en parle pas or c’est Super intéressant ! Donc merci ! Pas No Home. Pas eu le temps (rendu à la BM) mais je veux ! Oui Racines quand j’étais ado ! Ça date un peu… je veux lire ses autres écrits (traduits)
Je l’ai vu plusieurs fois dans mon école (anglaise) car je sais que les profs d’anglais et d’histoire recommandaient à leurs élèves de le lire. Je comprends maintenant pourquoi !
Vu que je suis une sacrée feignasse et que je lis déjà beaucoup en anglais pour le boulot, j’attendrai sûrement sa sortie en français, mais j’ai vraiment envie de le lire !
feignasse ! oui, il faut le lire – ça reste un roman au sujet grave mais c’est passionnant de bout en bout ! ps : l’exemplaire américain est quand même très beau 😉
Tu t’en doutes, j’attends sa traduction avec impatience (prévue en septembre chez Albin Michel). De Whitehead, j’ai lu « Sag Harbor » et « Zone 1 » (le seul roman que j’ai adoré qui renferme des zombies!)… Tu liras ses autres romans?
Faire une vidéo? J’en tombe de ma chaise. J’aimerais trop te voir en parler!
chez Albin Michel ? youpi !! les meilleurs ! ils ont du se battre ! tu l’as déjà lu ? ah moi jamais donc je suis curieuse – des zombies ? on est loin du sujet de ce dernier roman ! il a de sacrés capacités !
Oui, la vidéo – j’y ai vraiment songé mais je ne reconnais pas ma voix, je parle comme Amélie Poulain ! mais sait-on jamais ????
Pour celui-ci, oui selon mes sources, chez Albin Michel. Pour les précédents, c’est publié chez Gallimard. De ce que je sens, sa palette est très très vaste et c’est tout à son honneur!
Pour la vidéo, c’est Hajar qui t’a donné la piqure?
Cool ! Tes sources sont précieuses ! Je vais chercher ça. Un très bon Pulitzer. Oui une palette vaste vu le sujet de ce roman. Pas Hahar, une autre fille mais enfin oui mais bon je ne pense pas le faire
Beau billet sur un livre qui a effectivement l’air passionnant et dont j’apprends avec plaisir qu’il sera bientôt disponible en français.
Merci oui il est magnifique et très instructif !
[…] sur le blog d’Electra que j’ai entendu parler de ce livre qu’elle a lu en VO. Depuis, il a reçu le Prix […]
Cette après-midi, je vais voir ma libraire préférée et je lui demande CE livre! Il me tente beaucoup!
Zuuuuut, je viens de vérifier… il n’est pas encore sorti!
Non il sort bientôt en français ! Bon un peu de patience
Super ! Une de mes lectures préférées cette année !
[…] L’Express (Hubert Artus) Les Echos (Philippe Chevilley) Le Journal de Montréal (Karine Vilder) Blog Tombée du ciel Blog A sauts et à […]
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