Née pour détruire les rois, née pour remodeler le monde, née pour horrifier et briser et recréer, née pour endurer et n’être jamais effacée. Hécate-Médée, plus qu’une déesse et plus qu’une femme, désormais vivante, aux temps des origines ”. Ainsi est Médée, femme libre et enchanteresse, qui bravera tous les interdits pour maîtriser son destin. Magicienne impitoyable assoiffée de pouvoir ou princesse amoureuse trahie par son mari Jason ? Animée par un insatiable désir de vengeance, Médée est l’incarnation même, dans la littérature occidentale, de la prise de conscience de soi, de ses actes et de sa responsabilité.
David Vann m’étonne, entre des oeuvres de fiction, un essai sur la violence des armes, il décide de s’attaquer au mythe de Médée. Médée, c’est l’incarnation de l’esprit vengeur après la trahison de Jason, c’est celle qui est prête à tuer son propre frère, son propre sang. Mais le mythe de Médée ne se contente pas d’une seule et unique interprétation, ses crimes et son épopée à travers toute la Grèce antique ont divisé les philosophes.
Mais revenons à l’histoire de Médée, la connaissez-vous ? Si oui, sautez ce long paragraphe 🙂 Jason et les Argonautes arrivent en Colchide où ils espèrent y trouver la fameuse Toison d’or. Celle-ci est détenue par la père de Médée, le roi de Colchide, qui va accepter de la céder si les héros accomplissent certains exploits supposés irréalisables. Médée tombe amoureuse de Jason ; celui-ci l’utilise car Médée est une magicienne et possède des pouvoirs qui peuvent permettre aux Argonautes de triompher des obstacles. Ils réussissent à conquérir ensemble la fameuse Toison et prennent la fuite. Jason lui promet le mariage. Furieux, le père de Médée, le roi Éétès, décide de les poursuivre avec sa flotte. Médée aide Jason à prendre de l’avance en tuant son propre frère (sic) et en semant les morceaux de son cadavre, elle sait que son père s’arrêtera pour les ramasser. Jason et Médée ont réussi mais un jour Jason s’éprend d’une autre femme et la quitte. Médée se venge en assassinant sa nouvelle compagne et en tuant leurs propres enfants. Elle s’enfuit et trouve refuge à Athènes auprès d’Egée, à qui elle promet un enfant. Médos naît lors que Thésée, le fils d’Egée, rentre au pays, Médée tente de l’assassiner mais le Roi finit par reconnaître son fils et Médée doit fuir. Elle emporte la moitié du trésor d’Athènes et retourne au royaume de Colchide. Son père a été destitué au profit de son oncle. Médée le tue et redonne le trône à son père.
Euripide propose cette variante du mythe de Médée, d’autres doutent de la paternité de Médos, certains ne croient pas qu’elles aient tué ses propres enfants, d’autres la croient immortelle, enfin certains lui voient une autre fin (elle ne vas pas à Athènes). Bref, le mythe de Médée n’a cessé d’inspirer les philosophes et les écrivains. Et David Vann ? Il nous plonge directement dans l’action au début du roman. Nous voici à bord du bateau d’où Médée lâche les morceaux du corps de son propre frère. A sa poursuite, son père, effondré et fou de rage. C’est une femme d’une grande puissance, profondément amoureuse mais en même temps d’une indépendance farouche. Personne ne peut lui dicter ses faits et gestes, et chez elle la seule réponse à ce monde qui veut l’enfermer est la violence et la fuite.
David Vann aime explorer les drames familiaux (Sukkwan Island me vient à l’esprit) et ici il a définitivement trouvé sa muse avec cette tragédie familiale.
Attention, le style est ici déroutant, tout comme l’histoire – des phrases courtes, sans verbe. Je ne l’avais pas de suite remarqué mais j’ai eu soudainement l’impression de plonger de nouveau dans un classique. Mais un classique décoiffant car à bord de l’Argo, Médée doit s’imposer face aux Argonautes, qui voient cette femme comme une furie, capable de tuer son propre sang. Elle doit faire preuve d’une force incroyable et doit sans cesse inspirer la peur pour être respectée. Elle est prête à tout pour suivre son coeur même si elle sait au fond d’elle-même que Jason n’est pas un héros. Elle incarne la puissance, lui la conquête et l’opportunisme. Mais qu’importe car Médée est en quête de sa propre liberté, elle refuse d’être la fille « de » et ne veut suivre que son instinct.
Voilà ce que Médée croit : qu’il n’y a pas de dieux. Il n’y a que le pouvoir, et afin de détenir le pouvoir, il faut être issu d’un dieu. En fin de compte, c’est la même chose. Quand on détient le pouvoir, on devient véritablement un dieu. Comme Hatshepsout et tous les pharaons avant elle. Massacrer son frère, détruire son père. Ce sont les actes d’un dieu, des actes qui inspirent la peur et qui forgent le mythe. Les dieux accomplissent ce qui ne peut être accompli. Et une femme peut aisément devenir un dieu puisqu’elle n’a rien le droit de faire. Elle peut devenir une source de terreur.
David Vann lui rend ici son humanité et sa détresse, et décrit une femme amoureuse. Loin de l’unique image d’une meurtrière assoiffée de sang, c’est son interprétation du mythe de Médée. Et il se fait plaisir avec la flotte maritime, lui qui aime la mer et les bateaux.
J’avais commencé ma lecture avant mon départ pour la Guadeloupe mais je l’ai reposé, je le trouvais trop « sérieux » et j’avais envie de légèreté pour mes vacances, je l’ai retrouvé à mon retour. David Vann rend un formidable hommage à cette héroïne que l’on qualifierait aujourd’hui de féministe, en quête de liberté et prête à payer le prix ultime. Médée c’est le mythe qui nous interroge sur la quête du pouvoir, sur la religion et sur la responsabilité personnelle.
Le nom de Médée vient du verbe grec mêdomai (méditer), est-ce pour nous pousser à interroger sur nos propres limites ?
Un David Vann déroutant dans son style, mais passionné et sa passion est communicative.
♥♥♥
Editions Gallmeister, Bright Air Black, trad. Laura DERAJINSKI, 2017, 261 pages
12 commentaires
La mythologie me laisse de glace. Même lorsqu’elle est mise à la sauce David Vann. Y’a un problème, docteur?!
Sans doute ! Je l’ai dévorée (la mythologie) quand j’étais adolescente et puis pareil, j’ai pris mes distances- mais là ce n’est ni un essai philosophique, ni une pièce de théâtre ou un opéra, et ça c’est rafraichissant ! Mais bon, je peux comprendre que ça te fasse peur 😉
L’auteur se renouvelle, je le reconnais, mais bon, ce ne sera pas une priorité
Je pense que ce livre restera assez confidentiel vu le sujet 😉
Pas tentée pour le moment même si c’est différent.. Je me remets de Sukkwan island et de Désolations avec peine !
Il écrit bien mais il aime ce qui est sombre, et effectivement le destin de Médée n’est pas très joyeux. Je comprends qu’on puisse avoir envie de le lire plus tard 😉
A te lire, on ne dirait pas vraiment un roman… Pas un essai non plus… Comment le qualifierais-tu ?
Ça se lit comme un roman mais avec la gravité d’un essai
Très tentée, et merci pour ce rappel sur Médée
De rien ! David Vann se distingue par rapport à ses choix mais écrit toujours aussi bien 🙂
Je ne suis pas fan de Mythologie et pourtant ce livre m’a enchantée ! il m’a fallu environ 40 pages pour m’habituer ( le temps d’arrêter de chercher qui est qui), mais après je l’ai dévoré ! j’ai adoré l’écriture de l’auteur, et pendant toute ma lecture je n’arrêtais pas de dire : ce mec est un génie des mots !
Contente de voir que tu as aimé également ! Oui, ce que je disais à Gambadou, son écriture est un vrai plaisir et le personnage de Médée 😉 Comme toi, il m’ a fallu du temps pour « entrer dans l’histoire » (j’avoue je suis allée faire un tour sur wiki pour m’assurer que je savais bien qui était Médée) 🙂
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