Une ferme perdue en Islande, à des kilomètres du premier village, entre un champ de lave, des montagnes et des rivages désolés. Le ciel est vide et les visiteurs sont rares.
Il n’y a pas meilleure moyen de décrire la sensation qui vous empare dès les premières pages du roman : un endroit totalement isolé de tout, dans des paysages désolés, un champ de lave où pas la moindre plante ne pousse. Un paysage de fin du monde. Et c’est là que cette famille islandaise a installé sa ferme. Aucune route n’y mène. Le fermier se fait vieux avant l’âge, il passe son temps allongé, ses problèmes de prostrate en ont fait un infirme qui mouille son pantalon plusieurs fois par jour. C’est son épouse, la grand-mère qui gère tout. Il y a aussi le fils unique, un célibataire acariâtre et mesquin et ses deux petites nièces, deux gamines de douze ans qui adorent s’amuser dans la lave, en faisant attention à ne pas tomber dans ses failles.
Les deux gamines se ressemblent comme deux gouttes d’eau, mais elles ne sont pas soeurs. Elles sont cousines. Leurs mères ont déserté la ferme dès qu’elles ont eu l’âge de travailler et elles sont revenues à la maison un jour pour y accoucher à deux jours d’intervalle avant de repartir aussi précipitamment, en laissant leurs enfants aux bons soins de leurs parents. Les petites se doutent bien que quelque chose cloche, leurs parents sont trop vieux. Leur grand-mère, qu’elles appellent « Maman » leur fait l’école. Elle se débrouille plutôt bien. Les filles ne vont à l’école que deux mois par an, l’été quand il est possible d’emprunter les chemins. L’hiver, il est impossible de quitter ce bout de terre isolé, coincé entre les montagnes de lave et la mer.
Un jour, deux jeunes étudiants britanniques débarquent. Martin et Shelby sont passionnés par l’Islande, sa langue, son histoire (les grandes Sagas islandaises). Le grand-père et son fils ne les accueillent pas avec ravissement, mais l’enthousiasme des étudiants est communicatif. Les gamines les adorent et ils promettent de revenir. Quelque temps plus tard, les gamines découvrent dans une grotte de la montagne qu’un homme s’y cache. C’est un Allemand. La guerre a éclaté et il refuse de participer à cette guerre. C’est un homme intelligent et ingénieux. Les gamines lui apportent à manger discrètement car les troupes britanniques ont débarqué et viennent souvent contrôler leur ferme à la recherche d’individus.
Les gens vont et viennent, la vie continue malgré la guerre.
Le temps passe, le confort est arrivé mais la vie à la ferme ne change pas. La famille accueille « le gamin », un neveu dont la mère est alitée. Le garçon avait rencontré l’Allemand le temps d’un été. A son retour, il ne quitte plus le fils qu’il admire malgré son caractère infernal. Mais autour d’eux, les choses changent : les troupes militaires britanniques puis américaines ont construit des routes dont une qui mène à la ferme et sont à l’origine de nouveaux emplois et d’un marché noir.
Les gamine grandissent et ne résistent pas à l’appel de la ville. Les années passeront…
L’histoire commence en 1946, puis remonte le temps et ensuite les années défilent – plus vite que je ne l’avais imaginé, car nous terminons à l’époque d’Internet. J’ai pourtant faussement crue (quelle idée) que le roman avait été écrit dans les années 60 ou 70 ! Il a été publié en 2011. L’auteur islandais montre ainsi comment des fermiers islandais totalement isolés, coupés de tout, ont vu le monde débarquer chez eux et modifier tout leur mode de vie.
Chez Guðbergur Bergsson, les personnages ont des prénoms, une seule fois puis deviennent des fonctions : père ou grand-père, oncle ou fils, le gamin, le déserteur… Ils sont « rugueux et âpres comme la terres qui les a vus naître« , misanthropes et acariâtres, grippe-sous. Les femmes sont soient des gamines encore innocentes, soient des jeunes femmes aux moeurs légères ou de vieilles femmes tristes.
Et pourtant je n’ai eu aucune difficulté à m’attacher à la grand-mère, aux gamines et au gamin. Le fils est détestable mais il est là et incarne à lui seul une forme de résistance face à l’envahisseur (sous toutes ses formes), il préfère aller chasser le renard et fermer les yeux sur les évènements historiques … Alors que d’autres choisissant au contraire de quitter cette terre ingrate et de rejoindre la ville et le monde.
J’ai parfois froncé les sourcils, les animaux sont tués, noyés sans état d’âme et les remarques antisémites du père (à l’époque le terme « juif » signifie avare, grippe-sou) sont multiples. Il faut parfois serrer des dents mais le jeu en vaut la chandelle.
Car Guðbergur Bergsson offre ici un texte fort, épuré – dont le style m’a rappelé celui d’Arnaldur Indridasson – les islandais n’aiment pas les fioritures. Et pourtant leurs écrits sont puissants, le bouleversement brutal de l’Islande est un sujet fort chez les auteurs islandais. Arnaldur met aussi en scène dans sa dernière trilogie cet après-guerre et l’occupation par l’armée britannique. L’arrivée des troupes anglo-saxonnes ont fait basculer de manière brutale un petit pays rural dans la modernité.
L’auteur islandais, par l’intermédiaire du grand-père et du fils, exprime la perte de repères de cette population de paysans et de pêcheurs. Leurs filles les quittent pour des GI, leurs terres ne leur appartiennent plus. Alors parfois, on s’en remet à regretter cette victoire. Il y a de l’amertume dans leurs propos. Et l’Histoire les emporte.
Guðbergur Bergsson est né en 1932. Il est l’auteur d’une œuvre prolifique et a traduit de grands classiques, comme Cervantès et Cortázar, et publié des articles dans des journaux et des magazines. Il a reçu de nombreuses récompenses et distinctions pour son œuvre, entre autres le Grand Prix littéraire islandais et le Prix littéraire de l’Académie suédoise.
Et quelques jours après ma lecture, il y a toujours ces paysages lunaires, ces montagnes de laves, ces histoires de gens disparus à l’intérieur des failles. Un monde lunaire. Un texte âpre, un regard sans concession dans une atmosphère pesante et au final une lecture passionnante. Vive la rentrée littéraire !
Et encore merci à ma fée pour m’avoir persuadé de lire ce roman 😉
♥♥♥♥
Editions Métailié, Þrír sneru aftur, trad. Eric Boury, 2018, 208 pages
14 commentaires
Métailié c’est bien, oui!
Oui, et j’aime beaucoup les Islandais – sans fioriture mais puissant !
On l’a mis à l’affiche du prochain Bibliomaniacs, j’ai vraiment hâte de le lire!
Ah cool ! Oui, j’aime beaucoup l’écriture et on se surprend à aimer suivre cette famille dysfonctionnelle 🙂
Il ne me tentait pas plus que ça. La balance vient de pencher de l’autre bord! Je note!
Pareil au départ, c’est parce que ma fée me l’a vivement conseillé que je l’ai pris, car il ne figurait pas sur mes vœux … 😉
Et moi qui étais persuadée que c’était un roman post-apocalyptique !! Mais ça ne va pas m’empêcher de le lire, je l’attendais avec impatience !
Ah bon ? Amusant ! Pas du tout ! Tant mieux s’il t’intéresse malgré tout 🙂
Quand il s’agit d’Islande, je ne résiste pas…les paysages sont tellement splendides que les retrouver en littérature me plait toujours autant !
Je ne connaissais pas cet auteur! L’histoire pourrait me plaire!
Moi non plus je ne connaissais pas l’auteur, or il est très connu en Islande 🙂 Pour les paysages, tu vas être servie, ici les montagnes de lave et la mer sont omniprésentes (sentiment d’enclave) et de bout du monde …. 🙂
Tout à fait mon truc ça !
Tant mieux ! ça va te changer des clochards dans l’Idaho … 😉
Mon commentaire va te paraître terriblement peu à propos et bien futile, mais je m’interroge : pourquoi trouve t-on toujours dans les livres des vieux gâteux avec des problèmes à la prostate ? Ce petit détail (qu’on retrouve franchement souvent) me fascine…
En fait, il me fait rire ! Merci, disons que les hommes sont douillets et ce souci est chez eux sans doute le premier signe lié à la vieillesse et à la perte de leur statut de mâle dominant. Là, il devient soudainement penaud et dépendant de son épouse. Il est diminué mais en réfléchissant, je n’ai pas beaucoup lu à ce sujet par contre apparemment chez toi, c’est courant 🙂
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