J’étais très intriguée par ce titre et surtout le lieu et le temps où l’action du roman se situe : la colonie italienne d’Érythrée.
Petit cours d’histoire : en 1885, les Italiens remplacent les Anglo-Egyptiens dans le port de Massaoua (la capitale) qui occupent le Soudan et la Somalie actuelles (pays voisins). Les troupes italiennes conquièrent l’intérieur et la colonie est officiellement créée le 1er janvier 1890. L’avancée italienne en Ethiopie est stoppée six ans plus tard à la bataille d’Adoua. 40 ans plus tard, en 1935, les Italiens s’emparent de l’Ethiopie et intègrent l’année suivante le territoire érythréen dans « l’Afrique orientale italienne ». Mais les troupes britanniques reprennent le pouvoir. Après la guerre, l’Érythrée devient un territoire fédéral de l’Ethiopie. Il faudra attendre 1993 pour que le pays obtienne son indépendance.
Mais revenons à notre roman : un, puis deux puis trois fermiers abyssins sont retrouvés pendus à l’arbre magique (un sycomore) du village d’Afelba. Le sort des indigènes inquiète peu leurs propriétaires et encore moins la garnison italienne installée tout près, mais lorsque c’est le corps du marquis Sperandio, le propriétaire des terres, qui est retrouvé pendu, une enquête est lancée. Le capitaine des carabiniers royaux, Colaprico et son fidèle assistant, Ogbà, son « Sherlock Holmes (et parfois Dr Watson) arrivent dans un piteux état, après des heures passées à dos de mulet.
L’enquête promet d’être salée : les voici égarés dans de fausses pistes des hauts plateaux d’Asmara où la chaleur est sèche et éprouvante jusqu’au port de Massaoua où l’air de la mer redonne vie au carabinier. Très vite, les deux enquêteurs découvrent le corps décharné de la vieille sorcière du village, gardé par des hyènes serviles. L’enquête est compliquée : impossible de pratiquer la moindre autopsie car la veuve du marquis exige qu’il soit enterré rapidement, idem pour les Abyssins qui sont vite jetés dans une fosse commune. Colaprico comprend que le marquis avait une deuxième épouse, noire, et un enfant né de cette union. Sa femme, italienne, avait préféré rester à la ville. Le marquis possédait une deuxième propriété tenue par un homme de mains français. Ce dernier intrigue également notre carabinier et son fidèle lieutenant.
Ici, c’est la voix d’Ogbà qui mène tambour battant le récit, et notre lieutenant Abyssin a bien du mal à comprend le colon italien. Il s’exprime souvent son incompréhension face au comportement irrationnel et énervé de l’homme blanc dans sa langue natale, le tigrinia.
L’auteur italien nous offre ici un polar extrêmement drôle, un vrai page-turner dévoré en un après-midi, efficace malgré la chaleur écrasante de l’Afrique orientale et l’utilisation constante de cette langue méconnue. Le choix du narrateur y joue pour beaucoup – Ogbà souffre de n’être qu’un « nègre » mais il sait qu’il est privilégié. Il gagne bien sa vie et ses origines lui permettent d’interroger facilement la population locale. EtOgbà a compris que l’homme blanc est ignorant, il ne connaît pas la différence entre les ethnies, ne voit que des « Abyssins ». La cupidité des colons, la méchanceté des soldats, et surtout le racisme ambiant (avec cet sentiment exacerbé de supériorité) sont ici ridiculisés par le regard d’Ogbà pour notre plus grand bien.
« Les agioteurs mafieux ne sont pas loin, le temps des hyènes a commencé » nous dit l’éditeur. Car derrière cet assassinat se cache une autre guerre, bien plus sournoise. J’ai adoré ce cours d’histoire amené avec humour et acidité. Attention, le début peut être difficile car le triginia est employé à tort et à travers tout au long du roman. Au final, j’aime beaucoup le regard d’Ogbà sur les colons et l’auteur italien finit son histoire sur une morale bien pimentée qui fait du bien ! J’ai adoré ce voyage dans la corne de l’Afrique et c’est bien la toute première fois que j’éclate de rire en lisant la dernière phrase d’un roman ! Une réussite.
Carlo Lucarelli est journaliste, écrivain prolifique et même animateur d’une émission télévisuelle en Italie. Le temps des hyènes est le deuxième opus qui met en scène ce duo d’enquêteurs improbable, après Albergo Italia que je veux dorénavant absolument lire ! L’auteur italien avait déjà publié un roman sur la conquête italienne avec La Huitième Vibration (autre lecture, sortie également en Poche).
♥♥♥♥
Editions Métailié, Il tempo delle iene, trad.Serge Quadruppani, 2018, 192 pages
6 commentaires
Ah voilà qui sort des sentiers battus, une enquête au temps de cette colonie italienne (et depuis 93 et l’indépendance c’est le même dictateur sur ce pays, mais bref, passons)(le tigrinia je ne connais pas mais j’en ai vu écrit, très joli et incompréhensible)
Ton billet m’intrigue!
Bien ! C’est le but. Oui d’ailleurs 90% des migrants originaire de cette dictature obtiennent le statut. L’armée y est obligatoire et parfois pour 20 ans .. mais là on remonte le temps !
Je suis aussi intriguée par ce roman et la découverte de cette région d’Afrique que la population fuit désormais pour échouer sur les rives italiennes. Je termine Bakhita comme transfigurée par les terres africaines, l’Italie pauvre de la fin du XIXe siècle, la ville de Schio où mon grand-père a passé toute son enfance et cette cruelle incursion dans l’univers de l’esclavage, et j’aimerais bien prolonger le « voyage » sur le continent africain et par-delà le temps par la lecture de ce roman qui semble palpitant ! Merci pour le partage !
De rien ! Il faut que je lise Bakhita mais mon programme est ultra chargé et je vais attendre que la liste d’attente diminue à la BM
Oui, j’ai trouvé intéressant de découvrir l’histoire de ce petit pays et de son passé colonial (on oublie que l’Italie a eu des colonies…) et pus ici c’est un polar ce qui le rend un peu à part 😉
J’avais beaucoup aimé La huitième vibration, un tableau au vitriol de la colonisation italienne en Ethiopie !
Il faut que je le lise ! Ici il exprime toujours son avis à travers Ogba
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