Il me tardait de retrouver l’univers de Jesmyn Ward, mon auteur chouchou (Bois Sauvage, La ligne de fracture, Men we reaped : a memoir) et je n’ai pas voulu attendre la version française pour lire son tout dernier roman qui vient de remporter le National Book Award et a fait partie de la short list pour le Women’s Prize.
Je n’irai pas par quatre chemins : en refermant ce livre, j’ai eu une émotion particulière, j’ai versé une larme et j’ai su que j’étais face à un grand roman américain.
Ce roman ne laisse pas indifférent, les lecteurs l’ont adoré ou n’ont tout simplement pas réussi à accepter le choix inhabituel de Jesmyn Ward de faire parler « les morts ». Un choix qui chez moi a fonctionné et la magie a opéré. Ce choix a été tellement discuté que je préfère l’aborder. Jesmyn Ward a choisi le format choral en offrant aux lecteurs plusieurs voix majeures :
Celle de Jojo qui a 13 ans et qui a toujours sa petite soeur, Michaela, accroché à lui. Jojo est l’homme de la maison même s’il vit chez ses grands-parents maternels. Son père, Michael, est en prison. Jojo ne connaît pas son grand-père paternel, Big Joseph, celui-ci raciste, refuse de rencontrer ce petit-fils à moitié noir. Et puis, au-dessus de lui flotte le fantôme de Given, son oncle maternel décédé adolescent il y a longtemps. Ses portraits illustrent chaque pièce. Jojo est la pièce centrale du puzzle.
Celle de Léonie, la mère de Jojo et de Michaela. Léonie n’est pas une bonne mère, elle se languit de Michael, et n’aime pas s’occuper de ses enfants. Elle est en conflit permanent avec ses parents. Elle préfère la drogue à ses enfants. Pourtant, elle est touchante, elle se déteste pour ne pas aimer plus ses enfants. Elle souhaite les protéger et les éduquer mais ne sait pas comment y faire. Léonie est encore une très jeune femme (elle a eu Jojo à l’adolescence), tourmentée et perturbée. Elle part parfois plusieurs jours sans donner nouvelles. Elle souffre également de voir sa mère emportée doucement par la maladie. Lorsqu’elle prend de la drogue, Léonie voit son frère décédé, Given. Il s’adresse à elle. Léonie n’en parle à personne. Sa mère aurait rêvé d’avoir des visions aussi Léonie préfère ne rien dire.
Les enfants ont un foyer stable depuis l’incarcération de Michael. Leurs grands-parents maternels en prennent soin et Léonie n’est souvent que de passage. Mais un jour, celle-ci apprend que Michael est libéré de prison, Léonie revient et décide, contre l’avis de Jojo et de son père, d’embarquer ses enfants et une amie blanche junkie pour aller chercher Michael. Mais depuis toujours, Jojo agit comme le seul parent de Michaela. La petite refuse tout geste venant de sa mère, même de dire « Maman ». Les scènes où elles repoussent Léonie sont dures et la souffrance de Léonie n’en est que décuplée. Jesmyn Ward réussit magnifiquement à transcrire le désarroi de Léonie et la colère de ses enfants.
Ils prennent la route par une chaleur imposante, et presque sans argent. Kayla (Michaela) est malade. Jojo demande à sa mère de faire quelque chose mais celle-ci est trop troublée par la libération de Michael, de plus, elle se sert de ce voyage pour faire la mule. Jojo comprend que les deux femmes à l’avant sont aussi irresponsables l’une que l’autre, et sa petite soeur continue à vomir. Léonie ne souhaite pas montrer à son fils qu’elle est faible, ou inquiète. La chaleur empire, la route est longue et Léonie sait qu’elle est incapable de tout assumer. Sans Michael, elle ne sait pas vivre.
Ce dernier est incarcéré à Parchman Farm, un pénitentiaire d’état. Celui-ci impose le travail forcé et pendant longtemps on y violentait et lynchait les détenus noirs. Le père de Léonie, Pop, y est allé mais a toujours refusé d’en parler. A l’époque, il avait tenté de protéger le détenu le plus jeune du pénitentier, un garçon âgé de 13 ans.
Lorsque Michael rejoint sa famille sur le parking du pénitentier, le fantôme du jeune garçon sort aussi et s’installe à l’arrière du véhicule. Personne ne semble le voir sauf Jojo et Kayla. Mais le voyage doit encore continuer, ils ont rendez-vous chez « un ami » qui les attend. Jojo ne veut pas écouter ce fantôme qui porte en lui toute l’histoire du Sud, la ségrégation, les lynchages, l’héritage, la haine. Léonie continue de croiser le regard accusateur de Given et Michael décide de revoir ses parents, et de leur présenter sa famille, malgré leur racisme ouvert. Les morts et les vivants voyagent ensemble. Le passé et le présent, tous mélangés.
Le choix de Ward de placer le coeur de l’action dans cette voiture itinérante est judicieux. Les personnages ne peuvent s’échapper, ils ont chaud, la peau moite, et tout cela pèse sur leurs nerfs. Ils ont perdu la sécurité de la ferme, le mal est là, qu’il soit sous forme de fièvre ou de menaces policières. Le sort de cette famille est lié à des siècles d’histoires, celles de leurs familles respectives, celle du Sud – ce lieu qui refuse encore cette union de l’amour. Jesmyn Ward traduit les croyances de ces habitants noirs, anciennement esclaves et qui parlent encore français comme la mère de Léonie qui prie Sainte Brigitte et croit aux visions et aux voyages des morts.
La prose de Jesmyn Ward est toujours aussi sublime, dotée d’une puissance lyrique et d’une musicalité particulière, surtout à la toute fin, lorsque les morts (Unburied) se manifestent à nouveau.
Looking out to the yard, Jojo thinks, ‘The branches are full. They are full with ghosts, two or three, all the way up to the top, to the feathered leaves.’ Such is the tree of liberty in this haunted nation. »
Jesmyn Ward est une immense auteure du Sud, elle rend ici un vibrant hommage à toutes ces générations d’hommes et de femmes. Elle traduit également, à travers le regard de ces enfants, la fragilité des liens familiaux et le poids immense du passé.
♥♥♥♥♥
Editions Bloomsbury Publishing PLC, 2017, 304 pages
12 commentaires
Auteur connu, mais jamais lu, grrr
Il est temps, en plus elle est traduite !
J’ai toujours peur que la traduction française ne soit pas à la hauteur de la force du roman original… toi qui lis dans les deux langues, tu en penses quoi? J’aimerais lire « Bois sauvage » (dispo à la biblio).
Je ne l’ai pas lue en français mais Marie a lu Bois Sauvage et a adoré – la traduction avait l’air excellente. Je pense que ça dépend aussi du livre – je pense à un ou deux livres qui sont difficiles à traduire comme The Clay Girl (ils jouent sur les mots, leur sens multiples, la musicalité) mais Jesmyn Ward – je pense qu’elle peut être lue en français sans souci. Et te connaissant, tu aimerais beaucoup- ah si, j’ai lu Ligne de fracture en français également (suis-je bête) et j’ai aimé ! bref, fonce !
Tu me rassures! Merci! J’emprunterai Bois sauvage pour mes vacances! 🙂
Super ! tu nous fais plaisir !
Ahhhhhhhh En principe, il parait en français cet automne. Tu sais ce qu’il me reste à faire.
Je suis encore prise mentalement par « Bois sauvage ». Alors, imagine ce qu’il me reste à vivre!
Ah, amusant je répondais à Fanny de lire Bois Sauvage en disant à quel point tu avais aimé ! et voilà ton commentaire – tu as aussi Ligne de fracture à lire, chanceuse ! et son mémoire. J’y repense souvent ! Je pense honnêtement que je vais relire ses livres, malgré un programme chargé tellement c’est bon !
Plus que tentant dis donc …!
Oui ! J’ai été totalement envoutée 🙂
Bois sauvage m’attend depuis sa parution en grand format.Celui-là attendra, en premier lieu d’être traduit en français 😉
Oui ! Bois Sauvage est aussi sublime, et Marie-Claude va te botter le derrière si tu ne le lis pas rapidement ! Moi, aussi d’ailleurs 😉
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