J’avais très envie de découvrir l’œuvre du prix Nobel de littérature, la biélorusse Svetlana Alexievitch et j’ai eu envie de commencer par Les Cercueils de zinc, publié en 1989 et donnant la voix aux soldats ou à leurs familles ayant combattu en Afghanistan.
Pour les plus jeunes, il convient de préciser les choses : L’Union des républiques soviétiques socialistes (URSS) est entrée en guerre avec l’Afghanistan en décembre 1979 contre les moudjahidines. La guerre prendra fin en février 1989 et aura couté des milliers de vies, du côté des civils afghans et des soldats soviétiques. Cette guerre est le dernier conflit de la guerre froide. A l’époque, les Soviétiques avaient soutenu un coup d’état et la mise en place à la tête du pays d’un dirigeant qui voulait imposer l’athéisme d’état et d’autres mesures dites progressistes. Lorsque les Soviétiques entrent en guerre, le gouvernement leur assure qu’ils y vont pour instruire les Afghans, construire des routes et des écoles. Une véritable propagande.
Des soldats revenus de là-bas chantent dans les écoles en s’accompagnant à la guitare alors qu’ils devraient hurler.
Née en 1948 en Ukraine, Svetlana Alexievitch vit à Minsk, en Biélorussie. La journaliste décide de se rendre elle-même sur les lieux du conflit puis pendant quatre années va interroger les soldats de retour ou les parents dont les enfants sont morts au combat. L’auteur déclare qu’il s’agit d’« un livre sur une guerre ignorée et cachée à son propre peuple – un livre sur la guerre des Soviétiques en Afghanistan. Les gens ne devinaient ce qui se passait qu’en voyant arriver, d’un pays inconnu, des cercueils de zinc… »
Svetlana Alexievitch donne ainsi la parole aux soldats, aux infirmières, aux épouses ou petites amies, aux mères, aux pères, aux médecins, aux démineurs ou aux pilotes d’hélicoptère, aux encadrants. Et leurs témoignages sont accablants, d’une extrême violence. A l’époque, les soldats avaient droit à des permissions et la plupart savaient qu’ils retournaient à la mort. Leurs paroles sont terribles et la douleur des mères face à ces cercueils de zinc (qui étaient scellés, allant à l’encontre de la religion orthodoxe qui exige un cercueil ouvert) ne peut vous laisser indifférent.
Cette guerre, c’est comme notre vie en URSS : elle n’a rien à voir avec ce qui est écrit dans les livres. Heureusement que j’ai mon univers à moi, celui des livres et de la musique, qui m’a sauvé parce qu’il a caché l’autre.
Le témoignage des soldats est effrayant, très vite, voyant qu’ils perdent la guerre contre ces montagnards, l’armée soviétique emploie la technique de la terre brûlée, on tue sans distinction femmes et enfants, on viole les femmes, on tire sur les vieillards et sur les ânes. A l’époque, le syndrome du stress post-traumatique est inconnu et comme pour les GI américains au Vietnam, la guerre est très vite critiquée. Les soldats, éprouvés, reviennent au pays pour se faire insulter. Ils ne sont pas les héros de la Seconde Guerre Mondiale, ce sont des assassins. Le retour à la réalité est violent et beaucoup se suicident à leur retour. Fini l’image du guerrier téméraire et défenseur des pauvres. Le voici roi du trafic au noir, on rapporte des manteaux, des sabres et de la drogue d’Afghanistan.
Cette réalité est totalement à l’opposé de la propagande soviétique qui montre les soldats construire des écoles ou planter des pommiers. La parution du livre en 1989 va faire une onde de choc à travers l’Union : les gens sont outrés, indignés et l’auteur reçoit de nombreuses lettres de menaces et d’insultes. Un procès lui est intenté à Minsk en 1992 et oblige des témoins à se récuser. Le livre est aujourd’hui un témoignage capital et accablant contre la guerre et contre la politique soviétique de l’époque. Elle fut le tombeau de Leonid Brejnev et celui de l’URSS et a fait de l’Afghanistan le berceau d’Al-Qaida avec le résultat que l’on connaît aujourd’hui.
Ce qui choque c’est l’innocence de ces soldats ou infirmières, souvent âgés tout juste de vingt ans, parti à la guerre, plein d’espoirs et d’ignorance et leur fin tragique, ainsi que la douleur des mères.
Pourtant j’en rêve encore aujourd’hui, j’aimerais revoir, même du coin de l’oeil, cette terre étrangère, ce morceau de désert biblique. Nous en avons tous la nostalgie. Ca nous attire comme on est attiré par un précipice ou par la mer du haut d’une falaise. C’est une attirance qui donne le vertige.
Je ne connaissais pas le travail de Svetlana Alexievitch, j’ai également emprunté Œuvres qui regroupe ses trois autres livres : La guerre n’a pas un visage de femme, Derniers témoins et La Supplication mais j’ai besoin de faire une pause.
Mon seul bémol fut de ne pas entendre sa voix, si je comprends son choix de laisser parler les principaux intéressés, je m’attendais cependant à plus qu’une simple introduction complété d’un court chapitre sur la réaction des lecteurs à la parution du livre. J’aurais voulu qu’une autre voix m’accompagne et me guide. C’est l’unique bémol que j’ai à faire et que j’ai trouvé sur des sites anglophones qui critiquaient son Prix Nobel en arguant qu’elle ne faisait que recopier le témoignages. Mais pour ma part, sans elle, nous n’aurions probablement jamais rien su des lendemains de guerre ou de l’après Tchernobyl.
♥♥♥♥
Éditions Christian Bourgois, 1990, Цинковые мальчики, trad. Wladimir Berelowitch, 287 pages
16 commentaires
Merci d’attirer l’attention sur cette « écrivaine » peu lue en dépit du Nobel et sur ces périodes tragiques. Décidément la force pernicieuse des propagandes ne faiblit pas et quel que soit le pays… Je prends note pour un moment plus creux… Je suis dans « Les Fantômes du vieux pays » de Nathan Hill et c’est percutant !
Je veux lire le Hill mais le temps me manque – mais je vais le faire c’est certain 🙂 Même si Sonia l’a abandonné. Pour Svetlana, ce témoignage racontait déjà les horreurs de la guerre mais à l’époque la propagande était telle que sa voix n’a pas porté ses fruits. J’ai très envie de lire ses autres écrits.
Une auteur que je me promets de lire depuis… longtemps!
Alors là! Je tombe des nues, je pensais que tu les avais déjà tous avalés vu ta vitesse de lecture légendaire 🙂
Ton billet donne envie de découvrir cette période sombre. Je note avec plaisir, d’autant plus que je n’ai jamais lu l’auteur.
Oui, une période que nous avons suivi de loin, à l’époque de la guerre froide, les méchants Rouges….
Bel article pour une grande oeuvre que je me promets de lire depuis trop longtemps, comme Keisha. J’ai lu des extraits de La supplication qui m’ont fait frémir. Je lorgne vers ce volume » Oeuvres » depuis sa parution… je comprends que tu aies besoin d’une pause.
Oui, Oeuvres est vraiment ma prochaine lecture mais le sujet est grave – ici, c’est touchant, car c’était tous des jeunes hommes d’à peine vingt ans et la propagande du gouvernement fait vraiment peur !
Oui, elle procède ainsi dans tous ses recueils : les témoignages sont livrés sans commentaires. Elle collecte, organise, et donne de ses sujets un panorama à la fois vaste -grâce à la diversité des points de vue abordés- et précis -parce qu’on pénètre l’intime-. Mon préféré est à ce jour La fin de l’homme rouge. J’ai également lu La supplication et La guerre n’a pas un visage de femme, qui sont très bien aussi mais c’est vrai qu’il est difficile de les lire à la suite, car ils suscitent beaucoup d’émotions très fortes, et que les sujets qu’elle aborde sont toujours difficiles. Les cercueils de zinc sont sur ma PAL, pour plus tard…
Oui, j’ai compris son système – j’ai aussi lu des témoignages mais coupés d’essais d’auteurs pour « recadrer le contexte » mais ici la puissance des voix suffit ! Oui, le sujet est grave donc impossible de tout lire à la suite .. Hâte de lire le reste !
J’avais effectivement été un peu étonnée par son Nobel même si ses livres me tentent beaucoup. Yapluka !
Oui, je pensais qu’elle « écrivait » plus qu’elle ne collectait les témoignages mais elle a été l’une des rares à donner voix aux habitants totalement écrasés par le régime communiste.
jamais lu cette auteure renommée mais ton billet est très tentant et le sujet, même s’il est sombre, semble passionnant
Oui, sombre mais passionnant et puis l’amour des proches, surtout par leurs mères est très touchant – les cercueils de zinc étaient fermés or la tradition orthodoxe prévoit que le cercueil soit ouvert du coup c’était une double peine pour elle.
Article très intéressant. Je vais très certainement me pencher sur ce livre.
Il a été publié à nouveau dans une version plus récente, merci ! Il vaut le détour.
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