De retour, avec attention, une traduction du très long article dédié à l’amour des Français pour le roman noir américain, publié dans Crime Reads, écrit par Gabino Iglesias. Si vous aimez le roman noir américain, William Boyle, Benjamin Whitmer, David Joy, David Vann, Jake Hinkson alors vous êtes au bon endroit ! Attention : cet article est long, très long….
Les Français aiment les belles écritures, en particulier celle des romans noirs, et encre plus lorsque ce « noir » vient des Etats-Unis. Cela s’est vérifié à multiples reprises depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, je l’ai pour ma part remarqué en 2008 lorsque j’ai commencé à lire un auteur originaire du New Jersey, Mark SaFranko. Je suis devenu fan de son oeuvre et j’étais étonné de voir qu’il restait plutôt confidentiel dans son propre pays, alors qu’en France, il avait une solide base de fans. Cette histoire s’est répétée au fil du temps et j’ai fini par accepter cette dure réalité : les Français ont très bon goût quand il s’agit de littérature. Aujourd’hui, en tant qu’auteur et critique expérimenté, je connais mieux le milieu de l’édition qu’en 2008, comme je sais à quel point les Français vénèrent Harry Crews. Je connais également beaucoup plus d’auteurs américains qui mènent avec succès des carrières en France. Alors, je me suis dis, allons leur demander ce qu’ils pensent de cet amour français pour le roman noir américain ?
L’exemple parfait de ce phénomène culturel est Benjamin Whitmer et son dernier roman, Evasion, publié chez Gallmeister, un éditeur spécialisé en roman noir et nature writing. Evasion a été sélectionné pour plusieurs prix littéraires et est devenu un bestseller en France. Il n’a pas été publié aux Etats-Unis. Arrêtons-nous là pour digérer cette dernière information.
Whitmer, l’auteur de Pike et Cry Father, est un des meilleurs fournisseurs de romans noirs de ce pays et les lecteurs francophones se délectent de sa dernière oeuvre, pendant que les éditeurs américains le laissent de côté. Whitmer fut mon point de départ dans cette quête personnelle : comprendre les différences entre les éditeurs français et américains, mais surtout la différence entre nos cultures littéraires. Je lui ai demandé pourquoi le roman noir américain plaît tant aux lecteurs français.
« Pour être honnête, je ne suis pas certain que cela soit lié à leur citoyenneté. Je pense que dans le monde entier, on aime lire du noir, de la tragédie » a répondu Whitmer. « Le seul endroit où il n’y a pas de place pour le roman noir ou la tragédie est l’Amérique. Comme David Vann l’a dit, « Nous en avons en Amérique l’idée qu’un livre devrait avoir des personnages aimables et qu’il devrait nous faire sentir bien à la fin. Cette idée est non seulement stupide mais elle efface tout simplement 2 500 ans d’histoire de la littérature ». Aucune autre culture n’est assez bête pour croire cela. Cela relève d’un déni pathologique de la réalité ».
Laura Lippman, auteure célèbre de best-sellers comme Sunburn, After I’m gone croit que l’obsession des Français pour les auteurs américains vient de leur amour des histoires qui dépeignent ce pays tel qu’ils l’imaginent, et non parce que le roman noir est de nature violente et sombre. « Je pense que les autres pays aiment la fiction qui montre les Etats-Unis tels qu’ils la voient », explique Lippman. « Et même si le roman noir en est un exemple majeur, il ne faut pas oublier ce que j’appelle « le suspense des banlieues », ce genre de romans qui a rendu célèbre Harlan Coben en France ».
Même si je partage les points de vue de Whitmer et de Lippman, je reste persuadé qu’il y a une place spéciale dans le coeur des Français pour le roman noir. Après tout, même le mot « noir » est Français (NDRL : le roman noir est appelé « noir » en anglais). Même si des rumeurs courent à son sujet, disant qu’il date de 1939, son origine la plus acceptée est qu’elle fut inventée par un critique de film français, Nino Franck, qu’il l’aurait utilisé en 1946 en référence aux films en noir et blanc d’Hollywood inspirés de romans noirs.
Jake Hinkson, l’auteur de The Blind Alley, No Tomorrow (Sans lendemain) et Hell in Church Street (L’enfer de Church Street), a vu son oeuvre traduite en français et a même remporté le Grand Prix des Littératures Policières et le Prix Mystère de la Critique. Comme Whitmer, Hinkson a fait plusieurs tournées en Europe pour y cultiver son succès. Il rejoint Whitmer sur un point : les Français aiment le roman noir américain parce qu’il illumine l’âme de ce pays, la véritable Amérique.
« Je pense que les Français sont fascinés par le roman noir américain tout autant qu’ils sont fascinés par l’Amérique », dit-il. « Il voit le roman noir comme un genre qui révèle de manière critique la culture américaine. Je ne pense pas que les Français aient beaucoup de respect pour ceux que les Américains croient être élégants (le film Hollywoodien par excellence), et ils se fatiguent vite de ce qui vient de ces pôles égocentriques que sont New York et Los Angeles. [blockquote align= »left » author= » »]Mais ils ont toujours eu une réelle fascination par ce qui passe ailleurs, en Amérique. La « véritable Amérique », si vous préférez. C’est pour cela que les Français ont été les premiers à reconnaître le jazz et le gospel.[/blockquote] C’est aussi pour cela qu’ils ont tout de suite aimé les artistes régionaux tels que Faulkner. Et c’est aussi pour cela qu’ils sont les premiers à avoir vu au-delà de simples auteurs de pulp fiction, comme Thompson ou Goodis, en tant qu’auteurs dotés d’un talent littéraire unique.
William Boyle, auteur de Death, Don’t Have no Mercy, A Lonely Witness (Le témoin solitaire) et Gravesend, a vu aussi son oeuvre traduite en français et publiée par Gallmeister. Il a été aussi nommé pour le Grand Prix de la Littérature Policière et a voyagé récemment en France pour présenter son oeuvre et participer à des salons littéraires. Il fait écho à Hinkson :
« Ils savent que le roman noir présente le véritable visage de ce pays, que le roman noir ne cache, ni n’omet quoique ce soit, que le roman noir ne craint pas d’aller voir au fond des choses », dit Boyle. « Ils pensent que le roman noir a toujours dit la vérité à propos de l’Amérique – ils ont été les premiers à le reconnaître. Et surtout, ils ne sont pas rebutés par des personnages peu aimables et par des fins tristes. »
Les fins tristes. Je les adore. En fait, le roman noir me correspond parfaitement lorsqu’il n’y a pas de place pour le cliché de l’happy-end (terme francisé, en anglais happy endings) qui est devenu hélas, un élément sine qua non des films hollywoodiens et des romans d’horreur et de suspense de nos jours. Peut-être que la meilleure explication de cet amour indéfectible des Français pour la vérité vient de David Joy, l’auteur de The Line that Held Us (Là où les lumières se perdent) and The Weight of This World (Le poids du monde) dont l’oeuvre a été traduite et publiée en France par les éditions Sonatine.
« Selon mon expérience, les Français sont beaucoup plus courageux », dit Joy. « Je pense que la définition d’un bon roman noir est qu’il vous emmène dans des lieux inconfortables et vous confronte à des choses désagréables, et ça, peu de lecteurs sont capables de l’endurer. Et en particulier les lecteurs américains. En disant cela, je pense aux livres qui se vendent bien en Amérique. Je pense également aux mêmes critiques que j’entends encore et encore. Concrètement, ce qui bouge dans ce pays, ce sont les livres d’aéroport – ces livres jetables que l’on achète dans un terminal, qu’on lit dans l’avion et que l’on jette à la poubelle avant d’attraper un taxi. C’est quelque chose pour vous faire passez le temps et non vous faire réfléchir et remettre en cause vos principes. J’entends les gens dire « Eh ben, je ne me suis pas identifiée aux personnages« . Je suis désolé mais je ne crois pas que l’identification soit un signe de bonne littérature. En fait, je crois même à l’opposé. Pour moi, cette excuse est juste le signe que la personne refuse de s’aventurer dans une zone peu confortable. Je n’ai jamais été confronté à cela avec les lecteurs français. Ils réclament des livres qui les remettent en question. Ils voient la littérature comme un instrument de jugement critique ».
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Alors, quelle est la principale différence entre la culture littéraire française et la nôtre ? Je n’y ai pas réfléchi au départ. Au contraire, j’ai développé cette question au cours de ma réflexion. Plus j’en apprends sur la culture littéraire française, plus j’aime la manière dont ils la vivent et comment ils l’entretiennent. Quand deux éditeurs français ont commencé à se montrer intéressés par mes livres, je suis devenu à mon tour très curieux. Le fait même que des éditeurs venus de si loin s’intéressent à ce qui se passe dans la presse indépendante américaine est la preuve de leur intérêt pour la bonne littérature. Joy pense que la culture littéraire française est excellente parce qu’elle est une part intrinsèque de leur société.
« Les livres ont une place plus importante », m’a dit Whitmer. « Quelqu’un m’a dit là-bas que la différence entre nos visions de la politique est que nous ne pourrions jamais élire un Président qui ne professe pas sa foi en Dieu, et que de leur côté, ils ne pourraient jamais élire un Président qui ne lit pas. C’est inclus dans chaque partie de leur vie. Ils accordent une place très importante à la lecture et aux livres. Ils n’ont pas de cours « d’écriture » en France, parce que leur conception de la littérature les amène à la voir comme quelque chose de plus grand qu’un cours académique. Cela peut évidemment être troublant pour un auteur, mais cela veut aussi dire qu’ils sont allés loins pour protéger leur culture littéraire, et ont refusé que cela rentre dans la vision consumériste d’Amazon ou de Big 5.
Hinkson, de son côté, explique que nos cultures diffèrent énormément lorsqu’il s’agit de la définition même de la lecture. « La lecture en France est une obsession nationale », dit Hinkson. « C’est une culture totalement différente de celle des Etats-Unis. Je veux dire, que des gens vont à la fac pour devenir libraire. C’est une profession. Dans les salons littéraires, les auteurs n’y vont pas pour lire leurs livres, ils y vont pour en discuter avec leur public. Et les questions ne sont pas « D’où vous viennent vos idées ? » ou « A quelle heure aimez-vous écrire? » – non ce sont des discussions de niveau Bac +3 sur les personnages ou le thème général. C’est éprouvant et personnel. Et, je le répète, ces questions sont posées par des lecteurs lambda. Les Américains se sont toujours méfiés des intellectuels. Les Français .. eh bien non. Ils n’ont pas ce réflexe du « Oh tu penses que tu es meilleur que moi parce que tu es plus intelligent ». Du coup, pour un écrivain, cela est très excitant.
Les paroles de Hinkson illustrent parfaitement l’amour des lecteurs, éditeurs et libraires français pour les livres et leur respect pour ceux qui les écrivent. Ils soutiennent les libraires indépendants. ainsi Lippman ajoute : « Les livres sont vraiment importants en France » et Boyle dit : « Ils soutiennent tant les libraires et les éditeurs que cela me fait vraiment quelque chose ». Encore plus, les Français adorent les salons littéraires et traitent les auteurs comme des célébrités quand ils se rendent à un salon.
Cela dit, il y a également d’autres éléments qui séparent encore plus nos deux cultures littéraires. David Joy nous explique que l’économie et la pratique de la lecture sont des facteurs essentiels.
« A ceux qui l’ignorent, les Français lisent plus. Il suffit de regarder les statistiques et les Français font toujours partie des dix pays où on lit le plus. Ils sont habituellement autour de la septième place. A l’inverse, aux Etats-Unis, nous sommes heureux si on s’approche de la trentième place. Ici, personne ne lit. Dans ce pays, un tiers de ceux qui obtiennent le bac ne liront plus un seul livre au cours de leur vie. 42% de ceux diplômés d’un BAC+3 ne lisent plus un seul livre une fois l’université terminée. 82% des ménages américains n’ont acheté ou lu un seul livre l’an dernier. 70% des adultes américains n’ont pas mis le pied dans une librairie depuis cinq ans. Le problème est énorme. Ce que j’admire le plus en France, à l’opposé des Etats-Unis, c’est le prix fixe des livres neufs. Les revendeurs doivent respecter ce prix minimum. Ils ne peuvent pas diminuer le prix, comme le fait Amazon qui peut vendre un libre pour une fraction du prix réel, et cela a permis de protéger les librairies indépendantes, qui jouent un rôle essentiel à travers le pays. Ici aux USA, c’est un choix personnel et délibéré de dire que vous êtes prêt à payer le véritable prix d’un livre, or à ce jour les Américains n’ont pas envie ou pas les moyens de faire ce choix. Le résultat est simple : nos librairies indépendantes se battent aujourd’hui pour survivre ».
La raison pour laquelle les Français aiment le roman noir américain n’est pas si simple. Il y a en fait de multiples raisons. La lecture fait partie intégrante de la culture française. L’intellectualisme est célébré et non moqué ou craint. Les fins malheureuses sont acceptées et même encouragées car elles reflètent tout simplement la vie réelle.
Le roman noir montre l’Amérique à travers une vision négative, qui révèle beaucoup de brutalité et qui traduit aussi la manière dont les Français imaginent notre pays, son vrai visage (ils n’ont pas tort). Les lecteurs français n’ont pas peur et aiment la fiction qui leur montre une Amérique ultra-violente, spécialement envers les minorités, les immigrants et les pauvres – voilà, l’essence même du roman noir américain.
Chaque auteur interviewé pour cet article écrit une fiction superbe et sombre, et ils devraient tous être traités comme des célébrités. Malheureusement, il faut d’abord modifier plusieurs choses dans notre culture littéraire, en commençant par notre fâcheuse tendance à ne pas aimer un livre lorsqu’il n’offre pas un happy-end.
Je suggère qu’il est temps de se mettre au travail car, au cours de ma réflexion, une nouvelle réponse imprévue est apparue à ma toute première question « Pourquoi les Français aiment-ils le roman noir américain? » : C’est compliqué, mais pour le dire simplement, ils ont meilleur goût que nous au sujet des livres et respectent les auteurs tels qu’ils devraient l’être. Oui, je sais, ce n’est pas la réponse que l’on souhaite entendre, mais peut-être permet-elle de pousser notre réflexion vers la bonne direction. La première étape ? Allez lire ces merveilleux auteurs, et laisser leur noirceur, qui est notre obscurité collective, s’installer dans votre coeur.
Gabino Iglesias – Crime Reads.com
Gabino Iglesias est un auteur, critique et traducteur qui vit à Austin au Texas. Ses écrits sont publiés dans de nombreuses revues littéraires et également dans des journaux comme le New York Times ou le Los Angeles Times.
Pour ma part (c’est moi Electra), cet article est passionnant – il est parfois un trop optimiste sur la situation littéraire en France (il suffit de voir la liste des auteurs les plus vendus) mais il y a du vrai dans ce qui est écrit. Evasion est une de mes prochaines lectures, comme les romans de David Joy et maintenant je veux lire Sans lendemain de Jake Hinkson ! J’attends, bien évidemment, vos réactions.
(NB : certains titres cités n’ont pas été traduits)
8 commentaires
article très intéressant, merci ! en fait, est-ce que les Français aiment le roman noir plus que les Américains, ou est-ce simplement que les Français lisent plus et donc que les auteurs américains ont plus de débouchés en France?
vive Gallmeister et Sonatine !
Je pense que les Français lisent plus et qu’ils aiment les fins malheureuses ! L’Américain adore Disney, les happy-ends … ils adorent les suspense de banlieue (Celeste NG par exemple) mais le noir, un peu comme le café, il le préfère avec du lait et plein de sucre LOL et vive les maisons d’édition qui les traduisent !
Merci d’ insister sur cet article qui éclaire bien des choses et que j’avais repéré hier. Le combat pour la lecture se mène chaque jour !
Oui, en France tout pareil 🙂
Hallucinant ces chiffres sur la lecture aux États-Unis !!!!! C’est tellement énorme que j’ai beaucoup de mal à y croire. Après, il est certain qu’il idéalise la France et ses lecteurs mais quand même, pauvre Amérique !
Oui, moi aussi – ce sont ces chiffres qui m’ont le plus abasourdi – mais quand j’habitais aux USA, j’étais dans un milieu universitaire et après dans le Montana, entouré aussi d’écrivains en herbe du coup je ne réalisais pas trop.
États-Unis vs France… Ça aurait pu être écrit Canada vs France. La lecture fait intrinsèquement partie de la culture française. Ce qui n’est pas le cas en Amérique, et ça ne sera jamais le cas… Mon pessimisme l’emporte sur ce coup.
Passionnant, cet article. À quand le prochain?
Merci ! J’ai aussi pensé au Canada et à tes mots à ce sujet, du coup oui apparemment seule la Bible a traversé l’océan … ce qui est dommage ! Mais bon, toutes ces librairies à Québec trouvent bien preneurs ! J’étais débordée ces temps-ci mais je vais essayer de prendre le temps de traduire plus d’articles. Je suis contente que cela plaise !
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