Alors que le dernier roman d’Ann Patchett, Commonwealth (Orange amère en vf) fait son petit bonhomme de chemin en France et m’intrigue depuis sa sortie, j’ai mis la main sur le récit de son amitié avec Lucy Grealy, Truth and Beauty. Publié en 2005, quelques années après le décès de Lucy, il raconte cette amitié improbable, profonde et émotionnellement éprouvante.
Ann Patchett a souvent songé à quitter Lucy, à mettre fin à leur relation. Mais maintenant qu’elle est partie, définitivement, il est évident qu’elle n’aurait jamais eu la force de ses convictions. Elle vit désormais dans un monde sans elle. Pas d’autre choix possible. Ann Patchett aborde ici un sujet finalement peu traité, que ce soit dans la fiction ou la non fiction : celui des amitiés féminines. Ne cherchez pas une autre forme d’amour, il n’y en a jamais eu. Ann et Lucy étaient plus comme des soeurs siamoises. Ann décrit ce qu’est l’amitié : celle d’être toujours aux côtés de ceux qu’on aime, même lorsqu’ils vont très mal. C’est d’être là, de répondre toujours présent, sans juger.
Toutes les deux se sont rencontrées très jeunes, elles étaient à la fac ensemble mais à l’époque, Ann regardait avec admiration Lucy Grealy, la fille la plus populaire de l’école. Elle attirait à elle le monde entier. Lorsque le hasard les a fait partager le même appartement en suivant un atelier d’écriture en Iowa, Ann a su que cette amitié serait essentielle à sa vie personnelle mais aussi à sa propre carrière d’écrivain. Toutes les deux étaient muées par la même passion pour les mots, même si Lucy était une poétesse qui se rêvait romancière, les deux aimaient les mots et l’art de passer des heures, seule, face à une page blanche.
Lucy Grealy et Ann Patchett suivront toutes deux des voies parallèles, obtiendront les mêmes bourses mais à des dates différentes, la même reconnaissance du public et de la profession, toujours à des moments différents et célèbreront ensemble les succès, comme elles se réconforteront face à de nombreux échecs. Lucy Grealy était très douée comme poète, mais elle rêvait d’écrire des romans. C’est en écrivant sur elle-même qu’elle rencontrera le succès. Dans « Autobiograhie d’un visage« , Lucy Grealy racontera ce que c’est d’avoir le visage défiguré par le cancer, les années de chimiothérapie, de radiation et à présent des greffes. Une reconstruction éternelle. Lucy n’avait plus de mâchoire inférieure, ni de dents et pourtant elle rayonnait. Elle dansait, buvait, sortait et cumulait les aventures amoureuses. Mais Lucy était profondément angoissée et désespérée. Et dans ce mémoire, Ann raconte ses vingt années d’amitié, où Lucy court désespérément après le bonheur.
Elle est persuadée qu’il viendra avec la chirurgie reconstructive et par l’amour. Mais les hommes la quittent et les opérations échouent. Des hivers rigoureux du Midwest, aux soirées folles de New York, Ann et Lucy sont inséparables. De l’Ecosse au Tennessee, du Montana à New York, rien ne peut les séparer. Mais c’est une amitié déséquilibrée où Lucy harcèle Ann, jalouse celle-ci, et ne cesse jamais de crier son désespoir, même lorsqu’elle connaît le succès, professionnel et sentimental.
C’est le récit d’une amitié, mais pas uniquement, c’est également un magnifique portrait de Lucy, qui malgré les nombreuses dépressions, a su aussi profiter de la vie comme peu d’entre nous savent le faire. Elle était si fragile, pesait à peine 40 kg (Ann la prenait littéralement sur ses genoux). J’ai toujours pensé à elle comme une fillette jouant au funambule.
Je dois ajouter que je me suis un peu renseignée après avoir dévorée ce récit en une journée. Lucy Grealy était d’origine irlandaise. Son père avait emmené sa femme et ses cinq enfants avec lui alors que Lucy, née à Dublin, n’avait que trois ans. Lucy avait six ou sept ans lorsqu’on lui découvrit ce terrible sarcome d’Ewing (les taux de mortalité sont très importants) et elle ne connut que les hôpitaux pendant des années. Le visage défiguré, Lucy dut, toute sa vie, affronter le regard des autres et elle réussit un tour de force en transformant ce regard. A mon grand étonnement, Ann parle peu de la famille de Lucy, son père mourut alors qu’elle avait 14 ans. On apprend qu’une de ses soeurs vit à Londres, qu’une autre s’est mariée et se porte comme caution bancaire (Lucy brûlait la vie par les deux bouts), que son frère ainé est mort en 1991 alors que Lucy et lui n’avait plus aucun contact. Mais ce qui m’a le plus choqué, c’est après une hospitalisation où la vie de Lucy est en jeu, on apprend l’existence d’une soeur jumelle ? Et lorsque Ann Patchett publia ce mémoire en 2005, sa soeur SueEllen déclara que le récit n’était pas du tout fidèle à la vraie personnalité de Lucy.
Pour ma part, je pense que l’on est différent dans la vie, qu’on n’est pas tout à fait la même personne avec une amie et avec ses parents. Toutes deux élevées dans des familles catholiques, elles ne racontaient pas leurs soirées de beuveries à leurs proches. Lucy lui confiait absolument tout et Ann a conservé des centaines de lettres (même l’arrivée d’Internet ne mit pas fin à leurs échanges épistolaires), aussi elle aurait pu aborder les relations familiales de Lucy, qui apparaît comme très dépendante affectivement. Mais avec le recul, elle a sans doute souhaité uniquement parler de leur amitié et ne pas se faire « juge » de ses autres relations.
Ce récit m’a également permis de comprendre le parcours difficile des écrivains en herbe aux USA, les bourses, les fameux ateliers d’écritures, le pouvoir des agents. C’est passionnant et j’ai découvert et aimé le style d’Ann Patchett. Maintenant, je me sens prête à lire ses romans et j’ai aussi très envie de lire l’autobiographie de Lucy.
♥♥♥
Editions Harper Perennial, 2005, 272 pages
4 commentaires
Je suis en train de l ire Orange amère… et j’aime vraiment!!! Ne tarde pas trop.
merci ! tu me donnes encore plus envie !!!!
Jamais entendu parler de cette auteure (ou devrais-je dire de ces auteures) mais un récit d’amitié littéraire me tente forcément.
Elle a connu un vrai succès avec Commonwealth (je pense qu’il était retenu pour un des prix littéraires) – ici c’est différent mais je suis ravie que tu sois intéressée car cette amitié était vraiment unique !
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