Reçu dans le cadre de l’opération masse critique, j’étais curieuse de découvrir l’oeuvre de Wallace Thurman, romancier noir mort prématurément, puis tombé dans l’oubli. La maison d’édition a souhaité que son oeuvre soit de nouveau publiée et Daniel Grenier en assure la traduction.
Journaliste, poète, iconoclaste, Wallace Henry Thurman est une figure mineure du mouvement artistique qui a participé à la renaissance de ce fameux quartier new-yorkais. Mort prématurément à l’âge de 34 ans, deux ans après la parution de ce roman, l’auteur américain a été décrié par les siens qui lui reprochaient son nihilisme, son pessimisme mais aussi son regard très critique envers sa propre communauté.
Un de ses amis lui consacre quelques lignes peu de temps après sa mort. Thurman en 1934, originaire de Californie, avait un don : la lecture. Il lisait très vite et sa culture littéraire lui avait permis, lui, jeune homme noir, de trouver un job dans une maison d’édition new-yorkaise.
(Son) rire était languissant et souvent amer. C’était un drôle de gars, qui aimait le gin, mais n’aimait pas boire de gin ; qui aimait être noir, mais voyait ça comme une infirmité ; qui aimait la vie de bohème mais qui était convaincu que c’était mal de vivre cette vie. (…) Il détestait les foules, mais il ne pouvait endurer d’être seul. (…) Au sujet de l’avenir sur la littérature des Noirs, Thurman était très pessimiste. Il était persuadé que la mode pour les choses africaines nous avait rendus complexés, tout en nous flattante et en nous gâtant, et qu’elle avait offert l’occasion à plus d’un de boire toujours plus de gin, dont l’effet sur lui, croyait-t-il, ne se dissipait jamais.
Le roman met en scène plusieurs personnages, dont Raymond Taylor, écrivain qui avec ses autres amis artistes, ont décidé de vivre ensemble dans le manoir Niggeratti. Euphoria, la propriétaire des lieux, a souhaité que le noyau artistique de Harlem puisse vivre ensemble dans un esprit créatif et participer à la renaissance de ce quartier. Raymond accueille un soir un ami blanc, Samuel qui lui présente un jeune Danois fraichement débarqué de l’aéroport. Ce dernier parle couramment anglais et vient poursuivre ses études à Columbia. Comme Samuel, qui a pris fait et cause pour la défense des Noirs, Steve Jorgensen souhaite s’installer à Harlem. Il est tombé en amour de cette communauté. Lui et Raymond deviennent amis, unis par quelque chose d’indéfinissable, passionnés tous deux par la littérature et la philosophie. Les deux hommes aiment échanger des heures sur leurs auteurs préférés. Peu à peu, ils sont rejoints par d’autres artistes, comme Paul qui dessine merveilleusement bien ou Pelham qui peint.
— N’importe quoi.
— C’est pas n’importe quoi. Il y a pas déjà assez de monde pour vomir ces petites merdes insignifiantes à ton goût ? Est-ce que tous les chanteurs noirs doivent consacrer leur vie à roucouler des mélodies d’esclave ?
— Mais elles sont magnifiques, ces mélodies, lança Raymond.
— Magnifiques ? la voix d’Eustace était pleine de mépris.
Cette petite communauté artistique émergeante permet à l’auteur de dresser un portrait au vitriol de son pays. Le regard de ce jeune Européen sert à la cause de l’auteur. Ainsi, lorsque Steve voit Harlem comme un quartier à part, unique avec des habitants merveilleux, Raymond s’échine à lui rappeler que les Noirs ne sont pas différents des Blancs en ce qu’ils sont tout aussi humains, avec leurs défauts et leurs qualités. Que la pauvreté et la misère existent également. Il refuse d’entendre tout discours sacralisant l’homme noir, comme cette ferveur autour de l’artisanat africain. Il lui répète que les Noirs sont fils et petit-fils d’esclaves et portent en un eux, indéniablement, un sentiment d’infériorité face à l’homme blanc. D’ailleurs Steve, magnifique éphèbe danois, intimide beaucoup les amis Noirs de Raymond. Et ce manoir censé rassembler les esprits créatifs va connaître bientôt des remous… Les hommes ne sont-ils pas tous égoïstes ? Et que faut-il pour être un grand artiste ?
Si le propos est très intéressant, j’ai eu du mal avec la forme romanesque. J’ai trouvé les échanges, surtout le premier entre Steve et Raymond (la peur de l’homme noir présente chez l’homme blanc) – intéressants mais qui sonnent faux pour un premier échange entre deux inconnus. Car les mots employés, le niveau de langage sont tels qu’ils mettent de suite une distance entre le lecteur et le roman – ainsi lorsque Steve raconte ses premières impressions il utilise les termes suivants : « le courant souterrain d’antagonisme racial ». Impossible de s’identifier à ces personnages intellectuels qui peuvent sauter du coq à l’âne en parlant d’Ulysse puis de Proust… Leurs propos sont intéressants mais je suis sentie vraiment étrangère à leur monde. Le ton formel – nous sommes en 1932 – a également été un frein à mon plaisir. Je n’ai au final pas ressenti d’émoi particulier à la fin du roman, qui finit sur une note morose. Je ne me suis pas attachée aux personnages. Je sais que le propos de ce livre était ailleurs mais pourquoi choisir la fiction ? On ressent ici la forte désillusion de l’écran suite à l’échec que fut la renaissance de Harlem.
Wallace Thurman était profondément pessimiste sur l’avenir des siens et il ne s’en cache pas. Lorsqu’il juge ses pairs, il est tout aussi direct. Quand Steve s’émerveille du progrès fait par son peuple, Raymond lui rappelle que l’homme noir n’a pas eu d’autre choix que de s’adapter et d’évoluer. Il en tenait de sa survie.
Il (l’homme noir) tente simplement de garder le rythme que lui impose son environnement. Les gens délirent devant les progrès réalisés par l’homme noir.Mais nos progrès sont aucunement comparables, de manière générale, aux progrès réalisés par les immigrants étrangers qui viennent dans ce pays (…).
Wallace Thurman est malheureusement parti trop vite, j’aurais aimé voir son regard évoluer, sur l’Amérique d’après-guerre, sur l’émergence du mouvement des droits civils, etc. Et j’aurais préféré lire des articles, des essais signés de sa plume. Cette lecture participe à mon envie de lire plus d’écrits d’auteur(e)s noirs(e). Cette lecture m’aura permis de voir que je préfère souvent la forme d’un recueil d’essais à la fiction pour évoquer ce thème majeur.
♥♥
Editions Mémoire d’Encrier,Infants of the Spring, trad. Daniel Grenier, 2019, x pages
18 commentaires
Bon, je vais pour l’instant me contenter de lire les titres de Baldwin qui traînent sur mes étagères..
tu peux ! moi je vais aussi reprendre Baldwin 🙂
Je ne connaissais pas du tout cet artiste! Je vais aller me renseigner 🙂
Il est mort à l’âge de 34 ans, il a écrit des essais et pièces de théâtre. Pas une voix majeure mais sa vision pessimiste pourrait faire réfléchir de nos jours …
Au moins tu as découvert un nouvel auteur intéressant, même s’il ne t’a pas tout à fait convaincue.
Oui et le Harlem vivant de cette époque même si ça n’a pas duré, on pense toujours au Sud pour la question des Noirs américains donc oui intéressant !
Je n’ai pas encore lu Wallace Thurman, mais je connaissais le titre de son premier roman The Blacker the Berry. J’essaierai peut-être celui-là d’abord puisque tu n’es pas trop convaincue par Infants of the Spring.
Oui, j’aurais aimé qu’il fasse un choix plus tranché entre essai et fiction. Mais je serai curieuse d’avoir ton avis sur son premier roman du coup !
Bon, je passe, surtout si tu es mitigée !
Oui, honnêtement je n’ai pas eu de coup de coeur !
Ce n’est pas un recueil de nouvelles, mais je te recommande vivement « La rue » de Ann Petry ! Peut être l’avais-tu vu passer sur mon IG, si non, mon avis est sur le blog. Une excellente lecture!
oui, je m’en souviens ! je le note – car là je suis passée à côté 🙂
Il fait partie de mes abandons… J’avais tenté le coup, car c’est un des auteurs préférés de Daniel Grenier (son traducteur et un auteur que j’apprécie). Mais le coup de foudre n’a pas eu lieu!
oui, dès que j’ai vu le nom de Daniel Grenier, je l’ai voulu aussi mais comme toi, je l’ai lu jusqu’au bout mais je vois qu’on a eu le même ressenti ! ça me rassure
Comme beaucoup ici, je ne connaissais pas cet auteur. Ce niveau de langage qui t’a gênée dans les dialogues, n’est peut-être qu’un défaut de traduction. J’irai vérifier avant de me lancer. Sinon, je suivrai le conseil de Jackie Brown et je commencerai plutôt par son premier texte.
oui, je ne sais pas je ne l’ai jamais lu en anglais et je n’ai pas senti de traduction « littérale » non plus .. c’est plutôt son incapacité à choisir entre roman et essai, je ne sais pas – je n’ai pas accroché. Par exemple, je ne suis pas admirative du style de Baldwin mais ses propos sont bien mieux défendus, suis-je claire ?
toutafé 🙂
🙂
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