J’ai découvert Toni Morrison à travers ses essais, mais étrangement j’étais intimidée par ses romans. Finalement, en voulant respecter ma résolution (un roman récent pour un roman de ma PAL), j’ai choisi celui-ci. Il attendait depuis près de deux ans sur mes étagères et j’avais envie de lire son oeuvre dans l’ordre chronologique. The Bluest Eye (L’oeil le plus bleu) est son premier roman.
Lorain, Ohio – 1941. Frieda and Claudia, deux soeurs accueillent chez elle pour quelques jours une jeune fille âgée de onze ans, Pecola Breedloves. Le temps que sa mère se ressaisisse et trouve un endroit pour se loger. Les deux soeurs sont intriguées par cette jeune fille noire au physique plutôt ingrat. Mais très vite, elles deviennent amies. Les enfants vivent dans une petite ville à côté de Cleveland. Lorain a la particularité (Toni Morrison y a grandi) d’accueillir aussi bien des familles noires que des Irlandais, Allemands, Tchèques, Mexicains…. Les écoles accueillent tous les enfants, qu’importe l’origine. Comme dans toutes les écoles, il y a des filles populaires et d’autres moins. Pecola est malheureusement la bouc-émissaire. On se moque de son physique, de son nom. Mais la petite fille a un rêve un peu à part…
Toni Morrison dévoile ici le monde de son enfance, elle a grandi à Lorain. Comme son héroïne, ses grand-parents étaient originaires du Sud (Alabama et Georgie) et avaient rejoint le Nord pour une vie meilleure. Mais si Toni a eu des parents qui l’ont aimé et poussé à étudier, Pecola grandit dans une famille instable et violente. Sa mère, Polly, est femme de ménage chez une riche famille de blancs. Son père Cholly, musicien, ne rapporte pas d’argent et commence à regarder de manière insistante sa fille ainée. L’auteure raconte l’enfance des parents de Polly et de Cholly. Le second a grandi dans le Sud. Ils tombent amoureux mais très vite les difficultés apparaissent. Et leurs enfants vont subir leur mésentente. Pecola ne comprend pas pourquoi sa mère s’occupe mieux de ces enfants blancs. La jeune fille voit bien que les blancs, même pauvres, ont plus d’avantage qu’eux. Sa peau noire la dessert. Et la jeune fille rêve d’avoir les yeux bleus comme cette fille blonde à l’école.
Après tout, les seules poupées qui existent à cette époque ont des boucles blondes et des yeux clairs. Leur héroïne s’appelle Shirley Temple. Claudia la déteste. Pourquoi n’y-a-t-il pas de poupée qui lui ressemble ? Et malheureusement, il faudra attendre encore plusieurs décennies pour que cela change. A travers le portrait de ces trois enfants et de leurs familles, Toni Morrison livre ici le portrait de l’Amérique – celle du Nord. Il n’y a pas de ségrégation mais le racisme existe. L’auteure avouera avoir grandi dans un havre de paix, où toutes ces communautés se mélangeaient. C’est en arrivant à l’université à Whasington qu’elle découvrira le vrai visage de l’Amérique, raciste. Celle de Trump aujourd’hui.
Si le sujet est grave, si les faits sont durs, l’écriture de Toni Morrison offre ici un récit bouleversant d’authenticité et un portrait très réaliste de son pays. Pourtant, lorsque j’ai lu les critiques sur Goodreads, j’ai noté avec surprise que beaucoup d’Américains « blancs » n’aiment pas ce livre, qu’ils trouvent « raciste » (envers eux). Ils auraient sans doute préféré lire La case de l’Oncle Tom où l’homme noir vénère son maître. Bref, le racisme perdure, même aujourd’hui. Oui, l’auteure n’épargne pas la classe dominante. Mais rappelez-vous, nous étions en 1941, la bourgeoisie noire commençait tout juste à apparaître, comme les premières universités noires. Les femmes sont encore des domestiques au service de familles blanches. J’ai aimé lire qu’ils n’aiment pas les blancs, pourquoi devrait-il aimer ceux qui les ont réduit en esclavage ? Et, puis ce sont des paroles. Les gamines jouent avec tout le monde et Claudia n’exprime que des pensées. Mon autre réflexion vient de mes séjours en Asie où les publicités (marques de cosmétiques françaises par exemple) mettent en avant des femmes eurasiennes, à la peau très claire, aux yeux légèrement bridés et parfois clairs. Comment une petite fille à la peau foncée, comme les Khmer, peut-elle se projeter ? Et c’était il y a cinq ans, pas cinquante ans. Nous avons encore un long chemin à parcourir.
Je viens de voir passer une immense nuée d’étourneaux, comme si Toni me faisait un clin d’oeil. J’ai hâte à présent de lire Sula. Le hasard a voulu que je le lise pendant le mois dédié à la littérature afro-américaine #blackhistorymonth – du coup je vais publier cette semaines deux autres romans par des auteurs afro-américains.
♥♥♥♥
Editions Vintage Books, 1999, 176 pages
Photo by Adrianna Van Groningen on Unsplash
16 commentaires
Il sera lu cette année celui-là ainsi que Beloved…ce sera une première rencontre avec la Grande Toni 🙂
Super ! Commence par celui-ci car Beloved est plus dur à aborder !
Je n’ai lu que Beloved, dont je garde encore, plusieurs années après, des images très précises. Tu me donnes très envie de lire ce premier roman de l’auteure.
J’avais étudié Beloved mais à l’époque je n’avais pas réussi à le terminer. Celui-ci est plus facile à aborder mais très puissant
Il me reste beaucoup à découvrir, de Toni Morrison. J’ai lu trois de ses romans, Le chant de Salomon -foisonnant et passionnant-, Jazz -ardu mais intense- et Home -très bon roman mais il ne m’a pas laissé un souvenir très net. Elle m’épate en tous cas par sa capacité à se renouveler..
Je suis rentrée dans l’oeuvre (faussement intimidante, au final) de Morrison avec ce roman. J’ai bien fait de commencer par le premier. Je l’avais trouvé à la fois troublant et envoûtant. Depuis, il me faut mon Morrison annuel. D’accord avec toi, « Beloved » est plus difficile d’approche, quoiqu’il vaut vraiment le détour. Tu comptes le relire?
J’espère oui ! mais je vais suivre l’ordre chronologique et lire Sula – je pense qu’elle a évolué dans ses écrits et du coup il faut suivre cette évolution; Sinon, ses essais sont aussi très forts !
Comme toi, j’avais étudié Beloved à l’université et j’avais eu du mal. Depuis, à ma grande honte, je n’ai jamais retenté l’expérience même si j’y pense depuis un certain temps (mais en commençant par ses premiers livres). Ton billet m’y encourage en tout cas!
Et puis, pour terminer sur le soit-disant racisme anti-blanc… Combien de fois je n’ai pas entendu la phrase « oui, mais les Noirs aussi sont racistes envers les Blancs » quand je m’offusquais contre certains comportements! Alors oui quand c’est la première (et souvent la seule) réflexion qui vient à ces personnes, je me dis que le racisme a encore de très, très beaux jours devant lui!
Merci car oui c’est impressionnant cette manière de retourner la situation en leur faveur … et surtout effrayant ! Bon, nous sommes donc dans le même bateau pour Beloved. Je te conseille de commencer par celui-ci, plus abordable, même s’il peut un petit peu troubler au départ, il est vraiment très bien et je pense qu’il te plaira !
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Je me le suis offert à Noël dans l’édition collector 10/18 avec une superbe couverture. Hâte de m’y plonger !
Ah super ! J’aime aussi racheter quand je trouv une plus belle édition 😊
Je ne parviens plus à poster de commentaires ici, comme c’est le cas depuis peu sur plusieurs blogs wordpress (une blogueuse m’a indiqué qu’ils se mettent dans les indésirables), et là je fais une tentative avec une autre adresse mail que d’habitude, pour voir si c’est ce qui coince..
zut ! bon tu as réussi à prévenir le Caribou du coup te revoilà ! oui et Tasha étaient mystérieusement partis dans les indésirables – j’ai une adresse mail – en haut à droite de mon blog la petite enveloppe noire au cas où !!!
Toni for ever… même si ce Bluest Eye m’a donné du fil à retordre à l’époque quand j’ai dû le lire et l’étudier à la fac… Les voix m’avaient complètement balldé….
Moi c’était Beloved. Du coup je reprends dans l’ordre de parution et ça passe mieux 😊
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