The Fire this time · Jesmyn Ward

par Electra
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J’ai acheté ce livre en 2017 après avoir découvert l’oeuvre de Jesmyn Ward,  mon autrice américaine préférée. Elle a publié cette anthologie en 2016 en réponse aux morts violentes de jeunes hommes noirs dans son pays. A l’époque, quelques médias s’en étaient emparés. Une manifestation avait lieu dans la ville où avait le lieu le crime. Puis silence. Est venu 2020 et le meurtre de George Floyd a tout changé. Ce recueil est un formidable plaidoyer pour sa vie, et la vie de tous les autres jeunes hommes noirs américains.

Jesmyn Ward a déjà publié un essai sur la mort violente qui touche des centaines de jeunes hommes noirs aux USA chaque année, Men we reaped (traduit en français sous le titre Nos moissons funèbres).  Mon livre préféré d’elle. Lorsque j’ai commencé ma lecture de cette anthologie, j’ai été tout de suite prise par l’émotion. Le visage de Trayvon Martin, cet adolescent assassiné par un homme blanc alors qu’il venait de s’acheter un sachet de bonbons, m’est apparu. Elle lui dédie ce livre.

Cette anthologie est une forme de réponse au texte sublime de James Baldwin, The Fire next time (la prochaine fois le feu). Le titre The fire this time est particulièrement parlant, le feu maintenant. La mort de George Floyd a allumé le feu. Et l’Amérique s’est réveillée. Dans son livre, James Baldwin déclarait, alors que l’on fêtait les cents ans de la proclamation de l’émancipation des Noirs, que ce pays fêtait ces cent années de liberté cent ans trop tôt.  Et Jesmyn Ward partageait son avis. Elle a alors invité des auteurs noirs à écrire des essais, des poèmes, des textes, des mémoires sur l’histoire du peuple noir américain.  Sur les dix-huit textes, dix ont été écrits spécifiquement pour cette anthologie. Je ne connaissais que l’un des auteurs, Kiese Laymon dont j’ai beaucoup aimé Heavy.

J’ai mis tellement de post-it que je ne sais plus quoi dire. L’introduction de Jesmyn Ward résonne encore aujourd’hui dans mon esprit, oui Trayvon était un enfant. Pourquoi le reste du pays l’a-t-il vu comme une menace à la société ? Les jurés ont libéré son assassin. Trayvon était noir, portait sa capuche sur la tête, il faisait nuit. Il était donc forcément dangereux. Kiese Laymon, homme noir massif, avoue rester dans sa voiture à la nuit tombée, lorsqu’il rentre chez lui, pour ne pas effrayer sa voisine blanche sur le parking… Dans l’essai The weight (le poids), l’autrice Rachel Kaadzi Gahnsah, vivant à Londres, raconte sa décision soudaine d’aller voir la maison dans le sud de la France où a vécu James Baldwin. L’auteur américain était venu s’installer en France à l’âge de 24 ans, pour ne plus être, dit-il, vu comme un « nègre » et pouvoir vivre plus librement son homosexualité. Il s’installera en 1970 à Saint-Paul de Vence. Exilé, et c’est ce que lui reproche Rachel, pour elle, il a fui. Mais sa visite soudaine dans la ville où a vécu Baldwin, la pousse à s’interroger sur sur ce ressentiment profond à son égard.

Elle réalise alors que sa décision de partir, n’était pas celle d’un homme riche, mais d’un homme qui voulait écrire son propre destin, construire sa proche destinée et aller là où il pourrait écrire loin du bruit, seul dans le silence, sans peur. Baldwin ne voulait pas aller en France pour la France, il voulait juste quitter un pays qui le maintenait en esclavage.

Baldwin n’a pas laissé d’héritiers, mais des pièces de rechange que l’on peut transporter avec soi. Dans White race, Carol Anderson analyse comment l’Amérique, lorsqu’elle fait un pas en avant, en fait deux en arrière. Comme ce fut le cas avec Barack Obama. Elle décrit avec précision les lois passées au fil du temps, contrecarrées par d’autres lois mises en place, empêchant de ce fait une véritable émancipation. Ainsi, le fossé entre les Noirs et les blancs était déjà important avant la récession de 2008 : les blancs possédaient 4 fois plus de richesse que les Noirs et ce taux est passé à 6 depuis 2010.

Dans Cracking the code, Jesmyn Ward confesse un secret (qu’elle a déjà partagé sur nos chaînes, dans La Grande Librairie) : elle n’est pas noire. L’écrivaine a grandi dans le Mississippi où sa famille s’identifiait comme noire. La communauté les voyait aussi ainsi. Sa peau café au lait, ses traits fins, ses cheveux frisés. Lorsqu’elle fut inscrite dans une école privée catholique, elle était la seule enfant noire. Alors, pour enfoncer le clou, et être fière de ses origines, elle a commandé un test ADN. Et la surprise fut plutôt déstabilisante : Jesmyn est en majorité d’origine Européenne (environ 40% ), 25% amérindienne (par son père qui s’en ventait) et 32% Africaine (Afrique Noire). Pendant plusieurs jours, ce résultat la troubla. Elle se regardait dans le miroir et ne savait pas quoi y trouver.  Et puis elle fait un travail sur elle-même et sur sa ville, sa famille. Sa communauté. Elle a appris à aimer ce brassage de culture qui a mené à la création du blues, du jazz, du zydeco.

Garnette Cadogan raconte dans Black and Blue, comment elle a quitté la Jamaïque pour venir étudier en 1996 en Amérique à la Nouvelle-Orléans. Dans son pays, elle était noire, comme tout le monde. Elle ignorait qu’en venant aux USA,  elle devenait autre. Celle dont on se méfiait. Un menace potentielle. Elle, qui adore marcher des heures, n’avait pas compris que certains quartiers n’étaient pas accueillant envers elle. Et très rapidement, elle a subi les contrôles réguliers de la police. Son expérience m’a fait penser à Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie qui a vécu la même expérience en venant du Nigeria.

I could be invisible in Jamaica in a way I can’t be invisible in the United States.

Claudia Rankine revient dans son essai sur toutes les morts brutales de jeunes hommes noirs ces dernières années, tués par la police ou dans des attentats comme celui de Charleston. Où, la police, après avoir arrêté l’assassin (9 personnes tuées dans une église), un jeune homme blanc de 20 ans, suprémaciste blanc, puis l’a emmené manger un burger avant de le conduire en prison…

La dernière partie du livre est heureusement plus optimiste et montre la manière dont la communauté noire se défend depuis des années, par les mots. Voici les 18 contributeurs : Carol Anderson, Jericho Brown, Garnette Cadogan, Edwidge Danticat, Rachel Kaadzi Ghansah, Mitchell S. Jackson, Honoree Jeffers, Kima Jones, Kiese Laymon, Daniel Jose Older, Emily Raboteau, Claudia Rankine, Clint Smith, Natasha Trethewey, Wendy S. Walters, Isabel Wilkerson, et Kevin Young.

Cette anthologie résonne donc encore plus fort aujourd’hui. Jesmyn Ward savait-elle déjà que le feu allait bientôt prendre ? Au prix d’une nouvelle vie, malheureusement.

Revolution has sounded, as Tracy Chapman once sang, like a whisper.

♥♥♥♥♥

Editions Scribner, 2016, 227 pages

Photo by Mick Haupt on Unsplash

Et pourquoi pas

10 commentaires

Fanny 6 janvier 2021 - 8 h 34 min

Sais-tu s’il sera traduit?
J’ai « La prochaine fois le feu » de Baldwin dans ma pal… je veux le lire tout bientôt.

Electra 7 janvier 2021 - 10 h 21 min

Je n’ai vu aucune date de parution, mais ça serait bien en effet car il est vraiment intéressant. J’espère qu’un éditeur se penchera sur la question !

Fabienne 6 janvier 2021 - 11 h 43 min

J’adore Jesmyn Ward et compte donc évidemment le lire. J’ai « Les moissons funèbres » dans ma pal mais ayant toujours lu Jesmyn en anglais, je pense me le procurer également en vo.
Sur cette question de visibilité, j’ai comme toi tout de suite pensé à Chimamanda Ngozi Adichie qui disait que c’est en allant aux Etats-Unis qu’elle s’est rendue compte qu’elle était Noire…
Cette anthologie devrait être mise au programme scolaire.

Electra 7 janvier 2021 - 10 h 22 min

C’est mon préféré (Men we reaped) du coup, oui lis-le en anglais ! Oui, Ngozie aussi avait fait la même remarque. Le passage sur Trayvon est très puissant et très triste.

Ingannmic 6 janvier 2021 - 16 h 34 min

Quel billet passionnant, sur un ouvrage qui semble l’être tout autant… je n’ai pas été vraiment convaincue par le seul titre que j’ai lu de Jesmyn Ward (Le chant des revenants), mais cette anthologie me paraît très différente, comme Les moissons funèbres, d’ailleurs, que j’avais déjà noté.
Merci (et même question que Fanny) !!

Electra 7 janvier 2021 - 10 h 24 min

Pas de traduction hélas, mais par contre jette-toi sur les Moissons funèbres, c’est magnifique et ça met bien en perspective la vision des hommes noirs dans la société américaine.
Le chant des revenants, j’ai adoré mais il était quand même différent des autres.

Marie-Claude 7 janvier 2021 - 3 h 27 min

Bon ben… pas la peine de te préciser que j’attends une traduction! Ton billet, fort bien tourné et instructif a piqué ma curiosité. Et comme Jesmyn est à la barre de l’anthologie…

Electra 7 janvier 2021 - 10 h 24 min

Oui, et ses mots sont percutant ! Pour la traduction, vas donc titiller les éditeurs québécois !!!! ils seront peut-être plus réactifs ..
Je surveille ma boîte mail pour voir si tu as pondu un nouveau billet 🙂

Jackie Brown 7 janvier 2021 - 17 h 49 min

L’essai de Garnette Cadogan est mon préféré de ce recueil. (Au fait, c’est un homme : https://www.youtube.com/watch?v=QdO9950E-Nw)

Electra 10 janvier 2021 - 10 h 23 min

Ah les prénoms ! Merci pour le lien 🙂

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