Je me tourne un peu vers l’Australie. Après l’excellent The Yield de Tara June Winch, j’avais envie de lire Stan Grant, un journaliste Aborigène très connu dans son pays. J’avais découvert ses écrits en écoutant un podcast australien.
J’ai eu la chance de le remporter lors d’une opération « masse critique ». La sourde colère qu’exprime Stan Grant, c’est celle de toute un peuple. Il raconte son enfance, la pauvreté, le racisme et ce silence gouvernemental qui prendra fin bien tardivement.
Saviez-vous que jusque dans les années 1970, lors du recensement de la population, les Aborigènes n’étaient pas comptés ? Pourquoi ? Parce qu’ils étaient classés dans la faune et la flore, parmi les kangourous et les eucalyptus … J’avoue que cette lecture a contribué à casser bien des idées préconçues que j’avais sur ce pays moderne et très attirant. Un pays du bout du monde qui fait soudainement moins rêvé. L’autre grande mystification qui a permis aux premiers colons jusqu’au 20ème de Siècle de dépouiller les Aborigènes de leur identité, de leur culture et de leur terre fut un concept juridique, écrit noir sur blanc : Terra nullius.
Ce concept a légalisé la colonisation et a rendu invisible les peuples aborigènes. Puisqu’il signifiait, que l’Australie, à l’arrivée des colons à la fin du 18ème Siècle était une île dénuée d’habitants. Incroyable, non ? Je vous laisse lire les mots du journaliste sur cette notion incroyable qui les avait tout simplement rayés de la surface de la terre. Mais, ils existaient pourtant bien quand le gouvernement créa aussi les premiers pensionnats et quand la politique enleva tous les enfants métis à leurs parents indigènes. Il fallait chasser le noir en eux (l’adjectif noir est utilisé dans le langage courant en Australie).
James Baldwin a formulé cela de manière magistrale et je n’ai jamais oublié ces phrases : « l’histoire est un hymne aux Blancs, écrit par des Blancs. Et nous autres, tous les autres, nous avons été découverts par les Blancs ». Les historiens nous ont « découverts » dans les années 1970.
Stan Jones a grandi pauvre, et son père courant après le travail, les a fait bouger de ville en ville pendant très longtemps. La famille vivotait. Ils finirent par s’établir dans une ville lorsque Stan était adolescent. A l’époque, le racisme était courant et l’excellent lycéen qu’il était, avait eu le même discours que ses camarades noirs : les études supérieures ne sont pas faites pour vous. Allez chercher un boulot à l’usine .. (discours du proviseur). Mais Stan lisait, entre autre, James Baldwin et le hasard fit qu’il dénicha un job dans une association universitaire promouvant l’ascension des Aborigènes. Il rencontra alors les siens menant des carrières de professeurs, de chercheurs, de journalistes.. Un monde s’ouvrait à lui et il finit lui aussi par s’inscrire à l’université. Sa carrière de journaliste a fait de lui un homme connu, et soudainement plus riche que tout autre aborigène. Dans le livre, il raconte un acte raciste très récent à l’encontre d’un joueur de football australien, par .. une enfant de 13 ans… Et il montre que la violence, l’alcoolisme, le suicide sont quatre à cinq fois supérieurs chez les Aborigènes qu’il y a trente ans. La situation se dégrade…
Ma famille est enchaînée à son passé. (..) On nous demande de passer à autre chose. Mais notre histoire est une chose vivante. Elle a une réalité physique. Ce sont des nez, des bouches et des visages. Elle est écrite sur notre corps.
Alors le journaliste est parti travailler et vivre à l’étranger, et a longtemps avoué, préféré vivre ailleurs que dans son propre pays. Mais en revenant et en racontant ici le passé de ses parents (métis, son ancêtre est un Irlandais condamné au bagne ou à l’exil, il choisit ce dernier), il raconte l’histoire du peuple australien. Et se réapproprie son histoire, son identité et sa nationalité. Australien.
Un livre passionnant qui montre encore une fois que les colons ont reproduit dans toutes leurs colonies les mêmes atrocités. Une réflexion personnelle d’une puissance hors du commun sur les questions raciales, culturelles et identitaires.
Mon seul bémol? Ce livre est une traduction mais l’éditeur ne cite pas le titre original, et je ne trouve pas cela bien, surtout que Stan Jones a écrit plusieurs titres, et il faut citer les titres originaux.
♥♥♥♥
Editions Au Vent des Iles, Talking to my country, trad. David Fauquemberg, 2020, 230 pages
Photo by Casey Schackow on Unsplash
14 commentaires
Je n’ai jamais rien lu sur les Aborigènes, mais j’ai abordé le sujet via la musique, et il y a notamment une série de chansons dénonçant le fait que les enfants ont été mis dans des pensionnats (en fait, j’ai appris ça pour les Aborigènes avant de l’apprendre pour les Amérindiens).
ah intéressant ! Oui, ce livre parle des pensionnats mais aussi de cette satanée loi ne reconnaissant même pas leur existence jusqu’en 1970 et en 1992 avec la reconnaissance du gouvernement. Le plus triste c’est de voir que leurs conditions de vie ne se sont pas améliorées depuis !
Merci pour ta chronique. Fan de littérature et de cinéma australien j’avais bien vu que le pays était loin d’être un modèle. Il demeure assez marqué par les pratiques héritées de la colonisation anglo-saxonne et l’image qu’on s’en fait en Europe est assez faussée. Je note le titre de Stan Grant.
Oui ! Ma soeur est allée deux fois, et avait gardé un excellent souvenir mais elle y était en tant que touriste. Là, c’est vrai que j’ai pris une douche froide même si beaucoup oeuvrent pour une reconnaissance de cette culture, comme le podcast que j’écoute ! Et puis certains acteurs ont réussi à se faire une place à la télévision. Ce titre devrait te plaire car on y a apprend beaucoup de choses.
J’ai étudié deux semestres à la fac à Melbourne en 1998 et voyagé plusieurs fois à l’intérieur des terres, je connais donc malheureusement le sujet. Certains événements auxquels j’ai assisté me révoltent encore plus de 20 ans après et
le récit de Stan Grant m’a forcément bcp touchée lorsque je l’ai lu l’année dernière. Très contente que tu l’aies lu!
oui je me souvenais que tu l’avais lu, effectivement je pense qu’on a une image faussée de ces pays (comme les USA) – du coup, je trouve cette lecture passionnante car elle révèle le fossé entre ces peuples et le gouvernement et la société en général.
C’est fou ce qu’il y a comme points communs avec la situation raciste aux USA ! instructif, et intéressant !
Oui et les pensionnats au Canada, finalement je me dis pas étonnant : les colons Anglais !
Tu as encore déniché un titre passionnant sur un sujet finalement assez peu abordé en littérature… j’ai été très sensibilisée, même jeune, sur la condition des peuples indigènes à travers le monde (aborigènes, kanaks, maoris, indiens…) et c’est un thème qui, bien que douloureux, me passionne toujours. Les mettre en avant permet de redonner de la visibilité à ces peuples oubliés et maltraités..
Oui et finalement on parle peu des Aborigènes (dans le livre, il aborde les JO de Sydney et la colère de son peuple…) alors qu’ils ont subi les mêmes choses que les autres peuples indigènes …
et leur situation ne fait qu’empirer ..
J’avoue que je ne connais pas grand chose, ni de l’auteur, ni de ce pays et encore moins de l’Histoire dont il est question. Incroyable tout de même. Grâce à ton article absolument passionnant, j’ai appris beaucoup de choses 🙂
Merci ! et moi aussi j’ai appris beaucoup de choses, enfin c’est dingue de réaliser qu’ils étaient comptabilisés dans la faune et la flore ! hallucinant…
Tu m’en as si bien parlé… Ne reste plus qu’à patienter pour une traduction!
mais il est en français ! tu le veux en quoi ?
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