Me voici de retour à Séoul, par une soirée d’été particulièrement chaude.
Voici l’histoire dans ses lignes principales, qui vont rapidement se mélanger avant de s’effacer. Ayami, 27 ans, est une jeune femme coréenne qui vit à Séoul. Elle vient de perdre son job dans un théâtre adapté pour les non-voyants. Ayami ignore de quoi demain sera fait. Ancienne actrice, elle accepte la proposition de son directeur d’aller manger au restaurant avec lui. Ayami apprend l’allemand auprès de Yéoni, une femme plus âgée, malade (et amie de son directeur). Cette dernière lui a demandé de lui rendre un service en allant chercher un auteur (poète) allemand à l’aéroport. Ayami accepte. Cette nuit d’été est encore chaude, et a provoqué une coupure géante d’électricité dans la moitié de la ville. Ayami navigue dans un sorte d’état semi-éveillé. La chaleur l’accable.
Whatever the intention or aim of the photographer, Wolfi thought, every photograph is a unique proof of identity, firmly declaring thart human beings are ghosts.
De ces quelques faits émergent une série de dialogues où les personnages parlent de leur état mental, de leur instabilité, de leurs doutes. Ayami, par exemple, possède une radio qui s’allume toute seule à heure fixe chaque jour. Elle entend aussi des voix que les autres n’entendent pas. Peu à peu, une autre forme narratrice prend place et Bae Suah entraîne soudainement le lecteur dans une expérience déroutante mais passionnante.
He seemed to have materialised through a door made of light, which hovered ami the floating dust motes and shafts of sun.
L’autrice joue avec le temps et l’espace, elle refuse le linéaire et les entremêle. Mais où elle va plus loin, c’est lorsque les souvenirs, les visions ou les rencontres des personnages s’entrecroisent, où l’on reconnaît un détail ou un évènement lié à un autre personnage. Ainsi, l’auteur allemand imagine que son personnage principal (une femme coréenne) est retrouvée morte vingt ans plus tard, chez elle, le corps coincé entre le plafond et la toiture. Or, dans un chapitre précédent, un homme, obsédé depuis l’enfance par une poétesse apprend qu’elle est décédée de la même manière. Tous les personnages semblent être multiples, l’autrice s’amuse à brouiller les pistes. Tout cela, dans cette ville assoiffée, écrasée par la chaleur.
Une atmosphère dérangeante mais si bien écrite. Tout y est énigmatique et moi lectrice, je me raccroche à des petits points disséminés – suis-je dans le rêve ou la réalité ? Ce roman m’a fait penser au film Inception.
Ayami was her future self or her past self. And she was both, existing at the same time. (…) That was the secret of night and day existing simultaneously. »
J’ai tout de suite été marquée par le jeu de l’autrice avec le lecteur à travers des phrases précises décrivant les personnages comme ce dead body « in the space between the ceiling and the roof of someone’s house » ou leurs vêtements, ou des particularités physiques ainsi ces femmes sont habillées avec la même jupe qui qui flotte comme un vieux torchon et possèdent de tous petits pieds…
Et l’autrice continue à se jouer de la réalité, puisque la pièce The Blind Owl, jouée au théâtre où Ayami travaillait, écrite par un auteur iranien, raconte l’histoire d’un peintre confessant ses cauchemars et son obsession de la mort où il se retrouve aussi propulsé dans un autre monde. Peu à peu, tout se mélange.
Reading the lips of someone you can’t see, someone on the other end of a phone line – perhaps it was an illusion, after all
L’autrice joue aussi sur nos sens, Ayami voit mal, elle lit sur les lèvres, les élèves qui fréquentent le théâtre sont aveugles ou mal-voyants… Son directeur l’emmène manger dans un restaurant dans le noir où ils sont plongés dans une obscurité totale et servis par des non-voyants. J’ai moi-même fait l’expérience et je me souviens de la perte de sens au tout début. Ce livre vous fait un peu le même effet.
Si j’ai souvent du mal avec la littérature japonaise (exception faite de Yuko Mishima), j’apprécie vraiment la littérature coréenne contemporaine et Bae Suah en fait désormais partie. Je sais qu’elle a déjà écrit une nouvelle et une novella sur le même thème de la désintégration et j’ai très envie de les découvrir. L’autrice vit entre Berlin (où elle traduit les oeuvres d’artistes allemands) et Séoul. Je note l’excellente traduction de Deborah Smith.
♥♥♥♥
Editions Jonathan Cape, 알려지지 않은 밤과 하루 trad. Deborah Smith, 2020, 152 pages
Photo by Askar Ulzhabayev on Unsplash
6 commentaires
Très intéressante ta chronique, je note . Je connais mal la littérature sud-coréenne, par contre je connais assez bien leurs séries qui sont souvent aussi dérangeantes que leurs romans. Il y en a de remarquables, comme leur cinéma.
Oui ! pour l’instant, j’ai aimé tous les romans que j’ai lus et leurs séries aussi – elle a déjà eu un roman précédent traduit en français
une expérience unique un peu dérangeante, ça fait pas de mal
Cette couverture magnifique… J’espère vraiment qu’il sera vite traduit.
oui, il mérite vraiment une traduction, car c’est une expérience à part de lire ce livre !
Je rejoins Marie-Claude, la couverture est superbe…
Oui, je suis contente de l’avoir dans ma bibliothèque. Je suis perturbée car le ciel tourne à l’ocre .. les nuages ont l’air plein de sable comme hier ..
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