Je lis sans doute le livre le plus connu de Maggie Nelson, même si celle-ci n’est plus une inconnue pour moi avec Une part rouge (The Red Parts), et plus récemment Bluets. Tous deux disponibles en français. Le premier revenait sur le meurtre de sa tante Jane, avant sa naissance et le second sur son obsession autour de la couleur bleue. J’ai bien aimé le premier et largement préféré le deuxième. J’hésitais fortement à lire les Argonauts, une amie m’avait même déconseillé de le lire mais ma curiosité pour cet essai sur le genre, l’identité sexuelle, m’intriguait. J’ai finalement sauté le pas pendant mes vacances…
Je le dis de suite : j’ai beaucoup aimé retrouvé le mode de penser de l’auteur ainsi que sa plume très fluide. J’ai aimé le fait qu’elle contrebalance des réflexions philosophiques avec des exemples concrets, comme sa propre vie.
Pour ceux qui l’ignorent (ce qui était mon cas), Maggie Nelson aime les femmes, lorsqu’elle fait la connaissance de l’une d’elles, Harriet, une artiste. Les deux femmes s’aiment et décident de se marier. Fonder une famille viendra plus tard, avec en même temps, la décision d’Harriet de devenir Harry. Une transition physique qui répond à un besoin profond. Maggie Nelson raconte ici cette relation avec ce partenaire qui ne souhaite pas être défini en tant qu’homme ou femme et sur sa propre sexualité, son désir et son acceptation de l’autre. L’amour est donc plus fort que tout. Elle confie aussi son désir d’enfant et le regard longtemps porté sur la maternité par les lesbiennes des années 60.
Maggie Nelson cite de nombreux philosophes mais n’ayez pas peur, tout est bien concret et ses réflexions sont toujours très pertinentes. Et puis il y a la fin, la grossesse menée au même moment que son compagnon change de sexe, et Maggie Nelson qui tente d’analyser les émotions qui la submergent. En parallèle de la naissance de son fils, la mort de sa belle-mère. Ces passages m’ont vraiment émues. La fin est magnifique et les mots d’Harry vous vont droit au coeur.
Alors pourquoi trois étoiles ? Peut-être parce que parfois, l’auteure a manqué de recul – envers elle-même. J’en ai longuement discuté avec le Caribou or en tapant ces mots, je ne me souviens plus en détail de certaines choses. Je me souviens juste que j’ai voulu voir qui était son compagnon et qu’Internet fourmille de milliers d’images d’Harriet et puis d’Harry. Si l’auteure souhaite que l’on s’éloigne des normes qui empêché tant de personnes d’être heureuses dans leur vie identitaire et sexuelle (je pense à famille hétérosexuelle avec enfants) et je suis d’accord, n’empêche que leur cheminement personnel fait réfléchir. Elle décrit ainsi une tasse avec une photo imprimée de sa nouvelle famille : Harry, en costume-cravate, son fils (d’une première union) habillé pareil, puis Maggie et leur dernier né. La famille parfaite. Ajoutez-y le labrador et vous retrouvez tous les codes que l’auteure semble combattre dans la première partie du livre. Si quelqu’un trouvait cette tasse sans savoir à qui elle appartient, il y verrait un couple hétérosexuel banal. Ce que son ami lui dit, et elle prend mal. Alors cette fluidité ? Ce refus du genre qui se caractérise par ses auto-portraits de Harry, torse nu, poilu, musclé et tatoué – que signifie-t-il ? Je pense que son parcours a été très compliqué et je suis ravie qu’Harry (difficile de ne pas utiliser de pronom, sur Wiki, ils utilisent « ils » mais pour le moi il n’est pas cohérent, Harry est une seule et même personne qui a fait son propre cheminement de vie, il n’y a pas plusieurs personnes), bref qu’Harry ait trouvé son propre soi, et le courage dont il a fait preuve est très inspirant. Je sais qu’aujourd’hui c’est toujours extrêmement difficile de faire son coming-out, de se déclarer transgenre. Il faut être très courageux pour le faire et la société, même contemporaine, a toujours du mal à l’accepter.
En même temps, je pense aussi à ses propos sur la maternité, dire que cet évènement (la naissance de son fils occupe un tiers du livre) ne l’a pas changé me semble étrange puisqu’il elle en parle abondamment. La naissance de son fils, la grossesse, l’ont profondément bouleversée et je trouve cela étrange de voir qu’elle refuse de reconnaître que cela a modifié sa personnalité (elle répond ainsi à une auditrice qui lui faisait la remarque qu’elle était dorénavant différente). Je pense qu’on évolue tous et j’imagine que ce genre d’évènement vous modifie profondément comme d’autres également. Nous évoluons tous, elle l’admet volontiers pour Harry, pourquoi pas elle ? Bref, à part ces interrogations, je garde en tête la fin, profondément émouvante, quand la mort croise la vie. Maggie Nelson écrit magnifiquement bien. J’ai hâte de lire son dernier livre !
Il a été publié en français et j’encourage tous ceux qui se posent des questions sur cette évolution identitaire et sexuelle à lire cet ouvrage très instructif. Maggie Nelson m’a fait réfléchir et j’ai beaucoup aimé ça !
♥♥♥
Editions Graywolf Press, 160 pages, 2015
13 commentaires
Pourquoi pas? Il est court en tout cas et permet de s’interroger.
Récemment j’ai assisté (dans un parc, par hasard) à des séances photos d’un mariage (très organisé, les gens se faisaient prendre en groupe avec les mariées). Oui, les mariées. Mais avec les codes quand même, l’une en robe blanche, coiffure élaborée, etc, l’autre en costume, etc.
oui, je pense qu’il te fait vraiment réfléchir et ça c’est une bonne chose !
Je pensais qu’il s’agissait d’un roman… ton avis est en tous cas très tentant, même les contradictions que tu pointes me paraissent intéressantes, comme la démonstration d’un besoin inavoué de conformisme malgré tout..
Oui, il mérite vraiment le détour et moi ce sont juste mes petites questions personnelles !
Je l’ai lu il y a un certain temps et je ne l’ai d’ailleurs pas encore chroniqué, mais ce livre m »a laissé une impression étrange – tous les thèmes évoqués m’intéressent beaucoup mais j’ai trouvé ce récit trop éparpillé, trop fragmenté, et manquant parfois de profondeur (elle ne creuse pas certains axes ou y oppose une fin de non-recevoir) – d’ailleurs, plusieurs mois après ma lecture, il ne m’en reste pas grand chose, il faudrait que je le relise pour être capable d’écrire un billet…
intéressant ! comme toi, j’ai soulevé certains trucs – oui, elle a un avis bien tranché et a peu de recul sur certains aspects de sa propre vie mais un essai va forcément traduire ce genre d’effets. Comme le fait qu’elle ne voit pas qu’elle reflète dorénavant un certain conformisme mais sa réflexion est vraiment intéressante. Tu as toujours trop de billets à rédiger Eva ! mdr
Indubitablement, cet essai donne matière à réflexion, sur un tas de sujets que tu as signalés, mais je trouve aussi que c’est avant tout une belle déclaration d’amour de Maggie à Harry.
Pour ce qui est de ta réserve sur la contradiction entre la revendication d’une fluidité de l’identité et du genre et la reproduction d’un certains schéma social normatif, ça ne m’a pas choqué. Je pense que ce sont deux choses distinctes.
Pour faire simple, je vais donner dans la généralité. Pour avoir « suivi » différents parcours de personne transgenre, j’ai pu remarquer qu’après leur transition, les MTF (male to female) affichent quasiment tous une féminité exacerbée presque irréelle et les FTM arborent des looks plus virils que certains métrosexuels hétéros (les pauvres métrosexuels auxquels on a fait croire que les femmes apprécient de les voir exprimer leur fragilité mais qui finissent par se faire larguer parce que la fragilité des mecs ça va bien 5 mn, mais les machos, finalement, c’est mieux).
Cette fluidité du genre, les transgenres la vivent intimement, faisant la démarche de passer d’un état qui leur a été assigné à la naissance à un autre qui correspond à leur nature intime. Qu’ils décident ensuite d’exacerber les caractéristiques du genre qu’ils ont choisi, renforçant en ça les clichés, j’en conviens, ne nie pas pour autant leur revendication première.
Faire le reproche aux couples comme Maggie et Harry de militer pour la fluidité des genres tout en reproduisant le schéma de la famille traditionnelle (tout du moins au niveau de l’image et des apparences) revient à reprocher aux gays, comme cela a été souvent le cas (au sein même de la communauté) de revendiquer d’un côté le droit à la différence et de l’autre, celui de se marier et de fonder une famille… sur le modèle normatif hétéro.
D’un point de vue personnel, je n’ai pas l’intention de me marier (je me suis pacsé après plus de 25 ans de vie commune) mais je suis pour que les personnes qui veulent le faire puissent le faire. C’est aussi une question d’égalité des droits fondamentaux (héritage, succession, autorité sur les enfants au décès de l’un des conjoints…) entre gays et hétéros. Après que les couples lesbiens par exemple se marient une en robe blanche et l’autre en costume, pour moi, c’est du détail (même si je ne cautionne pas cette vision patriarcale du couple).
Pour terminer, je dirai que cette vision du genre qu’ont Maggie et Harry commence à dater, ou plus exactement correspond à une évolution vécue par leur génération. Cette génération, justement, qui a ouvert la voie à une vision plus contemporaine de la fluidité du genre qui gagne du terrain aujourd’hui chez les – de 25 ans, celle qui consiste à se définir ni homme, ni femme : les non-binaires (ou gendre fluid), dont le genre affiché varie selon ce que la personne ressent. Brouillant l’image dichotomique homme/femme, cette génération ne devrait pas reproduire les stéréotypes.
Je me relis et je m’aperçois que j’en ai fait une tartine. J’espère que tu me pardonneras.
J’espère surtout que j’aurais été clair et pas maladroit, car je ne suis pas spécialiste de la question de genre, mais si c’est un sujet qui m’intéresse.
ah oui le sujet t’intéresse ! Mais tu te méprends TOTALEMENT sur mon propos, je ne « reproche » pas aux gays / trans de vouloir se marier ou reproduire le schéma traditionnel !! comment as-tu pu penser cela ? Je le dis bien dans mon billet : je trouve que tout le monde a le droit de se marier et de divorcer, de se pacser, de ne rien faire et le droit de vivre sa vie comme il l’entend : homme femme, trans, gay … je suis choquée que tu puisses avoir cru cela ! relis plus calmement mon billet .. et honnêtement, je crois que ceux qui sont contre ne liront jamais ce livre !
mais ici il s’agit d’un ESSAI où elle réfléchit à la question et défend certaines opinions/points de vue. et où elle a choisi de mettre son couple en avant. Et quand un ami lui fait la remarque à propos de la tasse, elle réfute immédiatement (comme le dit Eva, elle botte en touche) or j’aurais trouvé cela intéressant qu’elle développe aussi cet aspect … C’est cela que j’ai voulu mettre en avant, son manque parfois de recul – pour Harry, je suis restée admirative de son parcours et je le dis bien à la fin : leur histoire est très émouvante et la manière dont elle parle de la mort de sa belle-mère, de la naissance de son fils et d’Harry (si je puis dire) c’est formidable mais s’agissant ici d’un essai sur le genre,, je pense avoir aussi le droit de m’exprimer, et si tu as lu le livre, tu sais qu’au départ elle critique vraiment le « couple hétérosexuel » et tout ce qui longtemps a été considéré comme la norme (et elle a raison) mais après elle manque de recul concernant son propre couple, or comme elle a choisi, volontairement, d’exposer sa vie privée et son couple, il est légitime que le lecteur puisse exprimer des interrogations..
Pour la jeunesse qui semble selon toi avoir encore plus évolué,, je ne sais pas car on voit bien qu’on évolue avec l’âge (entre 18 ans et 40 ans) et que finalement, même chez les hétéros qui hurlent qu’ils ne feront jamais comme papa / maman, au final ils ont le chien, la maison et canapé IKEA 😉
du coup non, JE NE REPROCHE EN RIEN leur manière de vivre ou leur choix de transformation physique, je reproche juste qu’elle n’aborde pas ces stéréotypes reproduits. C’est tout !
vraiment désolée si je me suis mal exprimée mais je suis choquée que tu aies pu penser cela de moi ! voilà c’est dit !
Aïe, je n’ai donc pas été clair et j’ai été maladroit. Désolé de t’avoir blessée, ce n’était absolument pas mon intention. Mon commentaire n’était certainement pas non plus une attaque en règle contre toi et/ou tes propos, mais juste l’exposé de ma pensée, différente de la tienne.
Tu n’as pas à être choquée : j’ai eu l’occasion depuis le temps que je te « suis » de constater ton ouverture d’esprit et ta tolérance. Je n’ai donc jamais pensé que tu reprochais à qui que ce soit leur choix de vie (et j’ai lu ton billet sans animosité, ni boule dans le ventre, sois-en certaine). Et bien sûr que tu as le droit de t’exprimer et de dire ce que tu penses (tu es encore chez toi, à ce que je sache, non?) Du coup, c’est moi qui vais finir par être choqué que tu puisses avoir pensé que je puisse penser ça de toi… (waoowww, ça va devenir compliqué pour s’y retrouver dans cette histoire!). Plus de ça entre nous à l’avenir, j’espère.
Pour en revenir au sujet de mon intervention, je vais essayer d’être plus clair. Je pense qu’elle peut critiquer le couple hétérosexuel normatif et en reproduire sciemment ou non les stéréotypes, en cela que par son parcours et celui de Harry, n’ont rien en commun avec un parcours hétérosexuel standard et que, si la forme y ressemble, le fond du vécu ne sera jamais le même… Je pense que c’est cela qui l’agace dans la remarque de son ami : qu’il puisse penser qu’elle imite un modèle alors que fondamentalement le parcours de son couple est différent. Fluidité des genres et reproduction du schéma hétérosexuel dominant ne sont pas forcément incompatibles. C’est mon interprétation. Mais peut-être est-ce une esquive, comme tu le penses (et que tu as le droit de penser ! Non mais !).
Il est vrai qu’avec l’âge, on a tendance à devenir tout ce qu’on a détesté chez nos parents. La nouvelle génération n’y échappera sans doute pas (en espérant qu’ils puissent choisir plus confortable qu’IKEA). Ce que je voulais dire c’est qu’avec cette génération est apparu une nouvelle façon d’appréhender son genre et son identité. Certes, c’est encore très marginal mais ça existe et il semblerait que dans la plupart des cas, ces jeunes bénéficient du soutien de leurs amis, ce qui, en soit, est aussi une avancée.
Voilà, j’espère que je me suis mieux fait comprendre.Je m’excuse une fois encore de t’avoir heurtée et fortement agacée (si, si, je le vois bien au nombre de points d’exclamation et de majuscules 😉 )et j’espère que tu me pardonneras car c’était bien malgré moi. Si tu étais à côté, je te proposerais bien de venir boire un coup ce soir à la sortie du taf, pour qu’on parle de tout ça de vive-voix, sans amertume aucune, sauf peut-être elle d’une bonne bière bien fraîche.
Sans rancune ?
MDR et oui pour la bière fraîche ! Je n’ai aucune rancune mais du coup j’ai eu peur d’avoir très mal rédigé mon billet et donné l’impression d’être intolérante ! J’avoue aussi que ta deuxième explication est meilleure que la première car là, oui je comprends mieux mais si elle l’avait dit dans son essai – que son cheminement était bien différent des autres même si le résultat est là .. enfin voilà !! Pour la jeunesse, oui, je suis pas mal de comptes sur Twitter américains (LGBTQ) et je vois bien ce qu’elles vivent au jour le jour, les attaques, la violence de certains propos. Je sais que je suis très chanceuse (tu sais hétéro, blanche, etc.) très privilégiée et si je me suis pris déjà des bonnes remarques sexistes, je ne vis pas au jour le jour les regards insistants des gens dans la rue… bref, okay pour la bière !!!
Chouette ! Tchin !
Je n’aime pas la bière, mais j’aimerais bien me joindre à vous! Je ne compte pas lire l’essai de Nelson, mais je serais partante pour poursuivre cet échange passionnant…
Je me doutais bien que tu prendrais plaisir à nous lire ! Et tu prendrais un cidre, si je ne me trompe ? il n’est plus à la mode ai-je lu l’autre jour mais je pense qu’August ne serait pas contre 😉
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