Et devant moi, le monde • Joyce Maynard

par Electra
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Cette lecture aura été un vrai challenge pour moi. Pas pour le style, qui m’a vraiment plu (et qui me pousse à lire ses autres romans) mais le choix de Joyce Maynard de raconter sa liaison avec mon auteur préféré, J.D Salinger alors qu’elle était une très jeune étudiante.

Le récit de Joyce ne s’arrête pas à cette seule année mais vous fait voyager à travers l’Amérique des années 60, 70 et 80. Joyce livre dans une autobiographie plus ou moins romancée, un formidable témoignage d’une période charnière pour la femme.

Elle-même écrivain, elle livre ici à la presse toute sa vie en pâture, son enfance de petit génie, son adolescence chaotique dans un foyer familial brisé, ses problèmes de boulimie, d’anorexie, ce corps qu’elle n’arrive pas à maîtriser, ses échecs sentimentaux, son travail auprès des magazines, ses enfants, et sa quête absolue du bonheur.

Un regard sans concession sur ses premiers écrits, où elle était devenue, sans le vouloir le porte-parole d’une jeunesse dans laquelle elle ne se reconnaissait pas. Comme sa mère qui rédigeait des articles pour des magazines défendant les valeurs familiales, elle juge très vite ses pairs et crée la polémique.

Lors de la parution de son premier article, Joyce a 18 ans et offre d’elle une image totalement à l’opposée de la vérité, maquillant ses faiblesses, ses doutes et sa vie, celle d’une recluse incapable d’adhérer à la vie estudiantine. Yale étant un échec, elle trouvera dans J.D Salinger un refuge. Joyce avait des parents extra-ordinaires, je l’écris ainsi car le poids est tel qu’ils lui compliqueront à jamais la vie. Un père unique, mythique qu’elle cherche absolument à retrouver à l’âge de 18 ans dans les traits du romancier américain le plus célèbre, à l’époque âgé de 53 ans.

Puis cette mère, à la fois étouffante et confidente, qui au fil des années s’éloigne et dont tout contact sera à l’avenir tendu. Alors que le cocon familial se délite, Joyce se cherche désespérément.

La romancière raconte sa vie auprès de J.D Salinger. Comme je l’explique, il s’agit ici de mon auteur préféré qui fut le choix, lorsque son roman (et unique roman publié) The catcher in the rye (L’attrape-coeurs) fit le tour de monde, de partir s’installer dans la campagne de la Nouvelle-Angleterre et d’y vivre en ermite. Refusant dorénavant tout contact avec le monde de l’édition (cf.citation ci-dessous), qu’il juge très sévèrement et tout contact avec la presse.

Le manque de véritable don ou de pensée originale ne les empêche pas d’exiger toutes sortes de changements absurdes dans l’œuvre d’un écrivain, rien que pour prouver qu’ils ont un talent irremplaçable. Ils ont tant d’idées brillantes à proposer. Incapables de produire eux-même une seule ligne, ils sont obligés et déterminés à imprimer définitivement leur marque sur ton travail.

Je ne connaissais donc rien de la vie privée de mon auteur préféré à part son passé comme G.I. Et cela me convenait. Lire le livre de Joyce Maynard était donc pour moi une sorte de challenge personnel. J’y ai découvert un homme d’un rigueur extrême, dont l’isolement l’aura pousser dans ses retranchements et aura contribué à développer encore plus sa phobie sociale. L’homme est misanthrope. Excepté pour ses enfants, dont il est fou, la présence des autres l’insupporte. J.D Salinger se passionne pour l’homéopathie et préfère la compagnie des plantes à celle des hommes.

Il continue d’écrire mais refuse de publier ces œuvres. Je suis certaine qu’il a écrit encore sur la famille Glass. Aussi, sans doute comme des centaines de personnes, je suis frustrée de savoir que je ne lirai jamais ces écrits. Si vous n’avez jamais lu l’œuvre de Salinger, la famille Glass est une famille new-yorkaise dont les enfants (6) sont précoces et sont devenus célèbres en apparaissant dans un jeu radiophonique célèbre. Il y a Buddy, Seymour, les jumeaux Walt et Walker, Boo Boo, Franny, Zooey. J.D Salinger leur consacre 3 nouvelles publiées.

Jerry écrit plusieurs heures par jour. Au cours des années qui ont suivi sa dernière publication, il a terminé au moins deux livres, dont les manuscrits sont à présent enfermés dans son coffre-fort.

L’homme est pétri de contradictions, il juge très sévèrement les jeunes auteurs (comme Joyce) qui rêvent d’être publiés et déclare préférer vivre en ermite mais ne cesse de revivre éternellement son passé avec ses enfants ou en écrivant à de très jeunes femmes écrivains. Comme Joyce, il a une relation tellement compliquée avec la nourriture, il ne mange presque rien. Ainsi, la viande doit être uniquement de l’agneau, cuit à 150°C, il refuse tout féculent, etc. Tout chez lui tourne à l’obsession ; celle du contrôle. Au final, difficile de dire si l’homme est heureux. Excepté lorsqu’il étudie l’homéopathie avec d’autres personnes, le monde est son ennemi. Il isole totalement Joyce qui finit par étouffer, humainement et artistiquement.

Tâche de bien comprendre que, à la minute où tu publies un livre, il t’échappe des mains. Arrivent alors les critiques, qui s’acharnent à se faire un nom en démolissant le tien. Et ils y parviennent.

Alors que Joyce voit sa carrière décoller, le New York Times veut publier ses articles, elle est confrontée à un terrible dilemme, car son amant la condamne sévèrement à ce sujet.

Publier c’est carrément la honte. Le pauvre nigaud qui s’y laisse prendre ferait aussi bien de descendre Madison Avenue le froc baissé.

Je n’en dirais pas plus. Quelque part, J.D Salinger reste un mystère. Et puis, cela ne remet absolument pas en cause ma passion pour son œuvre. D’ailleurs, je dirais même l’inverse, puisque Joyce confie que le romancier est très attaché à la famille Glass, qu’il la considère presque réelle (moi aussi) et qu’il a accumulé des tonnes d’informations sur chacun des membres, leur créant une véritable vie. Ironie du sort, Joyce n’a pas lu les nouvelles consacrées à cette famille unique lorsqu’elle vit avec lui, aussi elle ne prête pas attention à ces documents.

C’est en lisant Franny and Zooey, Raise high the roof beam Carpenters, ou Seymour, an introduction (les 3 nouvelles consacrées aux Glass) qu’elle comprendra mieux a postériori les réactions de J.D lorsqu’il rencontre une enfant surdouée (violoniste), ou quand elle lui parle de ses propres parents, ayant poussé la créativité de leurs filles à leur paroxysme. Il condamne clairement ces gens qui transforment leurs enfants en marionnettes. Plus tard, elle retrouvera dans un autre enfant l’héroïne d’une des nouvelles de son recueil, Nine Stories.

Mais revenons au livre, si cette année passée auprès de l’écrivain aura éminemment compté dans la vie de Joyce, elle continue son récit. Ses difficultés à rebondir après leur terrible séparation, sa recherche perpétuelle de l’amour et la lente désintégration du cocon familial suite à la séparation de ses parents.

Elle sait aussi regarder en arrière et juge avec honnêteté ses premiers écrits, ou comment elle s’est menti à elle-même (ce que condamnait violemment Salinger) en acceptant d’écrire des rubriques conseils (pour la famille) dans des magazines. Elle se ment à elle-même et aux autres en maquillant la vérité, comme sa mère qui faisait de même en omettant l’alcoolisme de son époux.

Son récit est en tout point passionnant. J’ai dorénavant hâte de découvrir ses romans, dont le fameux « L’homme de la montagne ».

Je ne crois pas qu’on doive chercher à « percer le mystère » qui entoure un artiste. Ainsi, ce n’est pas tant son processus de création qui m’intrigue (il écrivait tous les jours dans un petit bureau et en parlait comme un sacerdoce) mais le fait que cet homme vivait une vie totalement différente avant de tout quitter à l’âge de 40 ans lorsque le succès vient frapper à sa porte.

Je remercie donc Joyce Maynard même si je sais que J.D Salinger aurait détesté qu’elle publie ce roman.

Editions Philippe Rey, traduction Pascale Haas, 462 pages

Et pourquoi pas

9 commentaires

Marie-Claude Rioux 11 février 2015 - 16 h 01 min

Electra, super billet! C'était risqué que tu sois déçue… Du coup, j'ajoute ce Joyce Maynard dans ma liste à me procurer vite vite. Et, bien sûr, j'ai plus envie que jamais de relire Salinger… Merci à toi!

Electra 11 février 2015 - 16 h 02 min

Merci, car en le publiant je me suis rendue compte de sa taille…démesuré !!
Mais j'ai vraiment beaucoup aimé ce livre qui rend bien compte de toute une génération américaine qui a eu 20 ans dans les années 70. Et ces familles passionnantes mais dysfonctionnelles, bref tu vas sûrement aimer 😉

OhOcéane 11 février 2015 - 19 h 42 min

C'est le problème avec les grands écrivains, surtout ceux que l'on admire: a-t-on envie d'en savoir tant sur eux ? J'avoue être de celles que la curiosité titille, mais qui est bien contente de ne pas savoir plus que nécessaire. Les mythes, ça s’entretient 🙂

Electra 11 février 2015 - 19 h 45 min

Oui, je savais que j'allais forcément être troublée, et ce fut le cas – honnêtement j'ignore ce qu'elle lui trouvait 😉 Mais fort heureusement, cela n'a pas nui mon admiration envers lui comme écrivain !
Je te rejoins sur l'entretien des mythes, j'ai vu YSL et là j'ai été très déçue, le type était dépressif, et pas du tout intéressant ! Son oeuvre c'est ce que je retiens.

Marie-Claude Rioux 14 février 2015 - 8 h 33 min

Puisque c'est de ma faute si hier soir ton porte-monnaie a encore craqué, voir la réponse à ton commentaire là!
http://hopsouslacouette.blogspot.ca/2014/12/trois-romans-refermes-avant-la-fin.html?showComment=1423576979456#c1885728739165108336

Jackie Brown 15 février 2015 - 8 h 43 min

Juste un essai. J'ai laissé un commentaire hier sur ton blog, mais il n'apparaît pas.

Electra 15 février 2015 - 8 h 46 min

étrange – je n'ai aucun message, ni dans ceux qui attendent mon autorisation, ni dans mes spam. Je suis prévenue de chaque commentaire.
Bon, j'ai bien reçu celui-ci par contre (je n'étais pas chez moi hier donc je le découvre aujourd'hui).

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