Ecrit comme un essai, mais s’agissant d’un roman (premier volet d’une trilogie), Outline raconte l’histoire d’une jeune femme écrivaine partie donner un cours à Athènes en Grèce, en plein été et sa rencontre avec diverses personnes.
Tout juste séparée de son mari, la narratrice laisse derrière elle ses enfants pour aller donner un cours de creative writing à l’université d’Athènes. Ce n’est pas son premier voyage en Grèce, mais celui-ci a un goût particulier. La voici de nouveau célibataire. Elle pense à sa maison, qui regorge de souvenirs heureux lorsqu’elle fait la connaissance de son voisin de vol, un Grec plus âgé. L’homme est né riche, très riche mais sa vie et ses divorces lui ont coûté cher. Tous deux entament une conversation, celle-ci est plus à sens unique, l’homme se confiant plus facilement que la narratrice. Ce dernier raconte à quel point son premier divorce fut difficile. Il n’en s’est jamais remis. Sa femme devinera qu’il est infidèle (plus loin dans le roman, on apprend comment) et le quitte brutalement. Il va longtemps espérer renouer avec elle. Il a toujours du mal à comprendre sa froideur et son incapacité à pardonner « une simple écartade ».
La narratrice lui explique que ses souvenirs sont forcément biaisés, et que la réalité est autre. Que ce qu’il prend comme une simple erreur de parcours a été vécu comme une trahison, une rupture dans le couple. Les deux personnages décident de garder contact à la sortie de l’avion et il lui propose peu de temps après de l’emmener sur son bateau. Elle accepte tout en prenant possession de l’appartement d’une auteure grecque et en rencontrant d’autres auteurs le soir. Puis elle rencontre ses élèves, des adultes, qui se destinent tous au métier d’écrivain. Elle leur demande de raconter ce qu’ils ont remarqué en venant ce matin-là en cours. Certains avouent n’avoir rien vu, ou cru rien voir. Immergés dans leurs pensées, leur monde, ils ont parfois du mal à voir ce qui les entoure, d’autres, au contraire, se rappellent très distinctement certains évènements. Tous analysent ensemble ces rencontres fortuites.
De temps en temps, son voyage est interrompu par les appels de ses enfants, et ses pensées vers son couple, son mariage. Alors que son nouvel ami grec lui raconte tous ses mariages et échecs, elle analyse sa propre union. L’homme reconnaît que son premier mariage ressemble à un mirage. Ils vivaient très confortablement, loin de la réalité – millionnaires, ils étaient dans leur propre bulle. Puis la réalité refait surface, et la vie est beaucoup moins belle.
For many women, (..) having a child is their central experience of creativity (…) except that one day you realise that all this – the house, the husband, the child – isn’t importance after all, in fact it the exact opposite : you have become a slave, obliterated ! (..) As Simone de Beauvoir observes, such a woman is nothing but a parasite, a parasite on her husband, a parasite on her child.
Je préviens de suite : si vous n’aimez pas la philosophie, passez votre chemin. Ce roman est un exercice, réussi, de l’auteure pour vous faire analyser votre propre vie, votre rapport à la réalité. Comment voit-on sa propre histoire ? Forcément on la retouche, nos souvenirs ne sont que les reflets d’une réalité que l’on a modulé avec le temps, avec nos peurs et nos envies. A y réfléchir, seuls les moments violents (agressivité verbale pas forcément physique) sont toujours aussi « vivants » dans nos mémoires, car ils lient notre cerveau à notre corps. Puisque l’auteure veut aller au fond des choses, elle a trouvé des personnages, tous hautement intelligents et surtout aptes à s’auto-analyser. Ils sont capables de s’interroger sur leur ressenti, leurs craintes. Ils analysent le monde dans lequel ils vivent (celui des riches, ou de l’élite culturelle) et arrivent à dresser des portraits d’eux-même précis et nets. C’est très fort et j’ai dévoré les deux-tiers du livre à un rythme effréné. Ils enchainent les conversations profondes et intelligentes.
When I think back to the time before, especially to the years of my marriage, it seems to me as though my wife and I looked at the world through a long lens of preconception, by which we held ourselves at some unbreachable distance from what was around us, a distance that constituted a kind of safety but also created a space for illusion.
Mais, j’ai fini par « me réveiller » lorsque les élèves racontent un à un leurs venues à l’université, et les évènements qu’ils ont remarqués. Soudainement, j’ai comme vu, tout le schéma narratif de l’auteure se dérouler devant moi. Chaque personnage possède forcément une histoire qui va pouvoir apporter du moulin à son eau, à son thème de prédilection. Et chacun possède la capacité à l’exprimer et à l’analyse de manière spectaculaire. Et au bout du cinquième élève, ce procédé narratif fait que je suis soudainement sortie du récit – je ne pouvais plus croire à cette réalité. Celles de ces personnes toutes dotées d’une capacité extraordinaire à se confier et à analyser leurs émotions et ressentis. Et lorsqu’elle rejoint des auteurs grecs, ceux-ci racontent leur vie personnelle (et surtout leurs combats) sans aucune retenue. Comme s’il est normal de raconter sa vie personnelle à de parfaits inconnus autour d’un verre. Il n’y jamais ici de sujets de conversation légers, normaux. Sur la chaleur étouffante ou même sur leur travail d’écrivain, très peu abordé. Tout est profondément réfléchi.
Et si, je trouve chaque conversation très intéressante et très stimulante intellectuellement, je n’étais plus dans le roman à proprement parler. Plus dans le fictif, mais dans l’exercice littéraire de Rachel Cusk. Mais peut-être est-ce voulu ? Puisque son livre parle de notre rapport à la réalité. J’ai aimé cette lecture, même si elle m’a déstabilisée et j’ai bien envie de lire les deux autres volets. Par contre, je vais laisser passer un certain temps.
Et pour ceux qui ont vu leur curiosité piquée après m’avoir lu, bonne nouvelle : le livre a été publié en français sous le titre Disent-ils, traduit par Céline Leroy, Paris aux Éditions de l’Olivier en 2016.
♥♥♥
Editions Faber & Faber, 2018, 258 pages
Photo by Nick Karvounis on Unsplash
10 commentaires
Merci pour ta chronique, j’en entends beaucoup parler depuis un moment, surtout sur les comptes anglophones. Il m’attire beaucoup, à la fois je reste très méfiante, j’ai peur de passer à côté. Je me suis dit finalement que j’allais finir la saga d’Ali Smith avant de me lancer chez Rachel Cusk…
J’ai eu les mêmes craintes mais finalement il se lit facilement. J’attends aussi lap sortir de Summer 😊
Chronique très intéressante mais je vais passer mon tour…
Je comprends ! Chacun son chemin de lecture
Mais pourquoi pas? J’ai lu un de ses romans il y a très longtemps, bon souvenir
(le grec s’appelle Onassis?^_^)
Non ! Mais j’y ai pensé un quart de seconde 😊
Lu en français il y a quelques années, j’avais bien accroché, et lu avec intérêt.
Oui il se lit vite. Maintenant il reste deux autres volets à lire
Si ça sent l’exercice littéraire, je suis moins tentée. Mais s’il est question de notre rapport à la réalité, je suis fort tentée. Bref, je vais investiguer de plus près.
Une Instagrammeuse l’a lu et n’a pas du tout ressenti ma gêne « exercice littéraire » par contre tu tombes pile poil dans ton sujet de prédilection : le rapport à la réalité. Du coup, tu peux essayer de lire un extrait ?
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