J’avais déjà lu plusieurs critiques consacrées au dernier ouvrage de Maylis de Kerangal et je l’ai vue dans La Grande Librairie raconter la genèse de cet ouvrage consacrée au processus de transplantation qui naquit suite à la révolution opérée en 1959 lorsque des chercheurs français déclarent que la mort ne résulte plus de l’arrêt du cœur mais de l’arrêt des fonctions cérébrales.
Véritable révolution pour nous, humains, qui pendant des siècles avons le mis le cœur à l’honneur – celui-ci n’est donc plus qu’un simple appareil à pomper, transférable de surcroît dans un autre corps. Organe qui ne porte plus l’âme du défunt. L’évocation du symbolisme qui entoure cet organe me fait penser à un autre ouvrage (que je n’ai pas lu) de Charlotte de Valandrey – transplantée il y a dix ans et qui je crois a défendu l’inverse, qu’elle avait non seulement récupéré un organe mais aussi une part d’âme.
Difficile de dissocier ce cœur du symbolisme qui l’entoure, religieux ou laïc. Les rois n’avaient-ils pas leur cœur retiré du corps et vénéré dans un lieu de culte ?
Nul besoin de temples, nul besoin de philosophies compliquées. Notre cerveau et notre cœur sont nos temples.
Mais revenons au sujet de ce livre, ici on suit le parcours d’un cœur – celui de Simon Limbres, jeune haverais de 19 ans décédé subitement un matin brumeux au retour d’une partie de surf avec ses meilleurs amis. Entre l’annonce aux proches et la décision ultime du don d’organes, Maylis de Kerangal emporte ses lecteurs dans un tourbillon où se croisent services de réanimation, chirurgiens, surfers et maux de l’âme. Comment apprend-t-on le décès d’un enfant à ses parents pour leur demander quelques heures plus tard de donner ses organes ?
Par une organisation incroyablement bien réglée – entre en jeu alors plusieurs personnages qui jouent chacun un rôle crucial dans un moment où chaque minute compte – les organes n’ayant qu’une durée de vie très limitée. La romancière décrit ici un ballet divinement bien chorégraphié : le médecin qui annonce le décès à la famille, l’infirmier qui va amorcer la réflexion autour du don d’organes, l’anesthésiste puis les chirurgiens. Elle raconte en détail le déroulé entier de l’intervention.
C’est sans doute cette partie et le tout début (où l’on suit le jeune Simon dans ses dernières heures) qui m’a le plus passionnée, apprendre qu’un ordre précis existe dans l’extraction des organes, que ce sont ceux qui enlèvent les reins qui ouvrent et referment le corps. Comment s’opère le choix entre le donneur et le receveur. Que les dernières volontés des familles sont respectées avant l’arrêt des machines respiratoires.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
Et puis le lecteur suit ce cœur qui va s’envoler vers un autre corps – la mort cède soudainement place à la vie, encore. Et la maxime en latin qui ouvre mon billet est prononcée lorsque les médecins retirent le cœur malade et laisse place à une machine le temps d’installer le nouveau.
Jamais l’auteur ne s’éloigne de la douleur des parents de Simon, jamais elle ne manque de respect envers leur souffrance et le douloureux choix qu’est le don d’organes – ouvrir un corps, le vider – hésiter pour le cœur, mais refuser pour les yeux car les yeux, c’est l’ouverture sur l’âme.
L’être humain a beau avoir évolué avec la science, désacralisé bon nombre de croyances, le corps du défunt reste toujours sacré – certains refusent d’ailleurs qu’on y touche, même pour une simple autopsie. Le défunt, pour pouvoir continuer son voyage dans l’au-delà doit être « entier ». Maylis de Kerangal souligne ici l’incroyable dévouement de ces équipes spécialisées qui ne forcent jamais la main des familles, qui font de leur métier un sacerdoce où la mort croise la vie et vice-versa.
Nul n’existe vraiment, on ne vit en fait que dans le cœur des autres
Le style de l’auteur m’a un peu rebuté au départ, je l’avoue. Elle aime ces paragraphes d’une ou deux pages, ponctués uniquement de virgules, on s’essouffle parfois à la lire. Elle décrit ses personnages dans un tourbillon de souvenirs, images, impressions. J’avoue que je j’aurais pu me passer de tout connaître pour certains d’entre eux. Mais j’hésite encore à ce propos.
J’ai dévoré ce livre en moins de deux jours, avec une émotion soudaine à la lecture du devenir de ces organes. Et puis j’ai appris que chaque mot est soupesé et que la vérité est dite, parfois froide et cruelle. S’entendre dire que son enfant est mort alors qu’il paraît encore dormir, le visage rose, les yeux fermés, et ce cœur qui bat encore.
Maylis de Kerangal s’est inspirée d’une phrase de Platonov pour titrer son ouvrage : « enterrer les morts et réparer les vivants ». Elle aurait pu la reprendre en entier, car même si elle a voulu mettre l’accent sur la transplantation, elle a tout aussi joliment et magnifiquement aborder le thème de la mort.
Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants.
Un livre à lire absolument, une réflexion sur la vie qu’il est nécessaire de faire, l’auteur ne balance jamais vers un côté – elle laisse le lecteur libre de son choix, mais lui permet justement d’y réfléchir afin de ne pas laisser des familles dans un désarroi complet. Un gros coup de cœur pour ce début d’année !
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