C’est un monde magique, enchanteur de vertes vallées qui serpentent les hautes montagnes et les chalets, le bourdonnement des abeilles, les odeurs de bois coupé, le frémissement de l’été… A la frontière entre l’Autriche et la Slovénie, dans les montagnes de Carinthie, une petite fille grandit, cernée par un silence étouffant, au sein d’une nature idyllique.
L’harmonie n’est qu’une façade : la forêt pousse sur les tombes, chaque cour garde le souvenir d’un drame, les fantômes rôdent. La Deuxième Guerre mondiale est terminée depuis longtemps, mais pour la minorité slovène elle est encore omniprésente. Harcelés, déportés dans les camps nazis, les Slovènes ont dû se cacher, fuir ou rejoindre la résistance dans les montagnes. Peu à peu les souvenirs affluent et laissent entrevoir une réalité terrible. La famille toute entière est engluée dans les réminiscences du passé : la grand-mère a connu les camps, le père, entré dans la résistance à douze ans, est suicidaire …
Maja Haderlap est née en 1961 à Einsenkappel, en Autriche. Ecrivain, poète, dramaturge, elle écrit en allemand et en slovène. Elle vit dorénavant à Klagenfurt, capitale de la Carinthie. Son premier roman, L’Ange de la l’oubli a été récompensé par de nombreux prix littéraires. En commençant ce livre, je ne connaissais pas l’histoire de ce peuple slovène, minorité autrichienne, qui fut victime de terribles massacres pendant la guerre et fut accusé par le peuple autrichien de trahison (d’allégeance au communiste Tito, Chef de la Yougoslavie voisine). Les Slovènes sont présents, en Slovénie mais aussi, sous forme de minorités en Autriche (en Carinthie, au sud des Alpes) et en Hongrie.
Maja grandit au milieu des forêts, les hommes sont bûcherons et éleveurs. Les familles sont toutes liées les unes aux autres. Maja dort avec sa grand-mère chérie. Celle qui lui apprend le secret des plantes, les noms des fleurs, les remèdes magiques et l’histoire du peuple Slovène. Mais la grand-mère ne peut s’empêcher de raconter à la petite fille l’horreur des camps. Déportée à Ravensbrück, elle a vu sa filleule, sa famille et ses amies mourir. Survivante, elle est rentrée au pays sans la moindre reconnaissance. On lui refuse son passé. On ne reconnaît pas ses blessures. Le peuple autrichien a nié toute allégeance à Hitler – se déclarant lui-même victime au même titre que leurs voisins polonais ou hongrois. Mais la grand-mère sait que c’est faux. Les autrichiens avaient accueilli favorablement le Fürher, lui-même de nationalité autrichienne. La minorité slovène, très pratiquante, rentre immédiatement dans la résistance. Les partisans s’organisent et partent se cacher dans les forêts. La forêt devient un lieu de survie mais également d’atrocités, de mort, de tortures. Les nazis viennent tuer des familles entières, brûler les fermes, déporter les femmes, frapper à mort les enfants. La résistance, les Partisans, s’affaiblit et enrôle de force des garçons de plus en plus jeunes. La guerre est sale. Les partisans volent ou menacent les fermiers pour se nourrir et subsister. Ils sont communistes, sauf le père de Maja qui refusera toute sa vie de croire aux pouvoirs politiques. La Yougoslavie communiste voisine, avec à la tête Tito, et capitale historique de la Carinthie place les slovènes autrichiens dans une situation délicate vis-à-vis de l’Autriche qui leur reproche cette proximité.
Je réplique à l’historien que je viens du versant carinthien, là ou ceux qui sont partie prenante ne sont pas aveuglés par le culte des héros. Sans doute auraient-ils bien voulu s’y délecter afin d’oublier un bref moment les blessures de la guerre et d’accéder enfin à une reconnaissance. Dès que les partisans sortent de leurs vallées profondes et apparaissent à la lumière de la vie publique en Carinthie, ils se transforment de toutes les façons en des figures tragiquement distordues. (p.178)
Les Carinthiens vivent isolés dans ces montagnes. Maja est une poétesse, magicienne des mots. J’avoue que j’ai eu du mal au début à entrer dans son histoire. Puis je me suis attachée à la grand-mère, femme dure, qui parle de tous ces morts, ne cessent de citer leurs noms – gazés à Ravensbrück ou Dachau, piétinés ou pendus dans ces montagnes, enterrés à la va-vite. Elle n’accepte pas ce désir d’oublier de la jeune génération. Ils reconstruisent, chantent, le père joue de l’accordéon. Les hommes boivent. Le père se saoule de plus en plus, et bientôt ses crises de délirium plongent la famille dans la peur. Le père devient menaçant, violent, incontrôlable. Maja ne supporte plus ce pays enclavé, entouré de forêts, désormais menaçantes, qui respirent « la mort ». Maja quitte la région, va à Vienne, puis en Slovénie. Les années passent, le père s’enfonce dans l’alcool, la mère est dépressive. Maja ne parle plus slovène, elle referme la porte de son passé. Mais Maja grandit, et à travers la poésie découvre la force des mots, et les carnets de sa grand-mère et ceux de cette filleule, trop tôt disparue dans les camps. Et Maja écrit à nouveau. En posant des mots sur ce mal absolu, en posant des mots sur ce silence assourdissant, Maja se libère et m’emporte moi, lectrice, dans un tourbillon de souvenirs, de mots, d’émotions magistrales. J’ai dévoré la seconde partie du roman, j’avalais tous ces mots. Les morts ont retrouvé un visage et la forêt s’est enfin apaisée. Maja a écrit un livre qu’il aurait été impossible de publier il y a vingt ans, compte tenu des tensions nationales en Autriche, sur cette minorité slovène, déchirée entre deux cultures et oubliée de tous. Maja retrouve sa langue natale, l’odeur des pins, le goût du miel, la voix douce de sa grand-mère qui lui chante des mélodies.
Enveloppée d’un nuage de bien-être, je promène les yeux sur les murs souillés. Mes mains ont l’odeur des cochons qui, après avoir mangé, espérant que je les gratte, ont pressé leurs corps massif contre la grille. Le chien Piko a essuyé sa sueur sur ma jupe. J’ai des poils de chat mouillés par le lait collés sur les joues. Je demande à ma mère quand naîtra le prochain veau, car j’aime nourrir les bêtes au biberon. Je suis toujours amusée par leurs mouvements de va-et-vient avec la tête quand ils tètent. Je les nourris et puis je me fais lécher les mains par eux et j’arrête seulement lorsque j’ai peur de voir mon bras entier disparaître au fond de leur gosier derrière la langue rugueuse. (p.17)
Ce roman a été une parenthèse dans mes vacances. La romancière décrit tout – les horreurs de la guerre, le père, alors âgé de douze voit sa mère arrêtée et lui-même sera sera pendu à trois reprises par les nazis…. Rien ne nous est épargné, mais la poétesse sait aussi redonner vie à la nature, aux hommes et guérir les maux par les mots. Ce roman est un formidable hommage à une minorité totalement oubliée, dont j’ignorais l’existence. Elle donne un visage à tous ces êtres meurtris profondément par la guerre à une époque où aucune aide psychologique n’existait, où les mot dépression et traumatisme n’existaient pas. On se pendait. On se noyait dans l’alcool. C’est un livre magnifiquement écrit qui dévoile une partie méconnue de l’Histoire. Un roman passionnant qui rend hommage à ce peuple sylvestre aux contes et légendes fascinants. Un peuple qui, caché dans les bois, m’est apparu parfois comme fantastique.
Il ne faut pas oublier l’histoire en parallèle de Maja, qui raconte son émancipation, mais aussi sa fuite puis son retour parmi les siens, et en filigrane rend un superbe hommage à son père, un homme d’une extrême violence car blessé à jamais.
Une histoire déchirante, très émouvante mais où le lyrisme des mots de Maja Haderlap donne une voix à la nature, à cette forêt et un peuple oublié, le sien.
Un livre magnifique et totalement à part dans cette rentrée littéraire. Maja Haderlap est une poétesse, une conteuse et une incroyable romancière. Un premier roman de très très grande qualité.
♥♥♥♥♥
L’Ange de l’Oubli, Editions Métailié, trad.Bernard Banoun, 234 pages
10 commentaires
Merci pour me faire découvrir ce roman dont je n’avais absolument pas entendu parler et qui a l’air vraiment intéressant…je note avec plaisir!
De rien ! Ma deuxième lecture de la rentrée littéraire – le début est assez difficile mais après l’auteur nous entraine avec poésie dans ces forêts alpines où se cachent de nombreux secrets.
Une belle surprise que ce roman. Il n’était pas passé sous ma loupe. Une fois de plus, tu donnes le goût. Une période de l’histoire qui m’est inconnue et que j’ai grandement envie de découvrir. Les citations inspirent… Merci!
Oui ! Je ne connaissais absolument ce pan de l’histoire. Il ressemble beaucoup aux Partisans en Ukraine ou Biélorussie, cachés aussi dans les forêts et aux exactions atroces des Nazis mais ici l’auteur rééquilibre le tour par son magnifique talent de poétesse.
Je trouve en musique aujourd’hui : la foire s’est installée et le mercredi les enfants n’ont pas école – j’entends donc tous les hurlements et leurs cris sur les manèges et les voix des speaker 😉
Effectivement on a lu des histoires similaires mais traitées différemment cet été…
Je note celui ci parce que je n’en avais pas entendu parler jusque là et qu’il pourrait bien m’intéresser !
oui, je ne connaissais pas du tout les Slovènes d’Autriche – auquel s’ajoute une histoire personnelle très forte. Je n’ai pas cité d’extraits où elle parle slovène mais c’est très joli !
Comme tu le sais j’ai moins aimé la deuxième partie, je suis plus mitigée que toi …
Oui. Disons que la deuxième partie m’a un peu déboussolée, car c’est un long monologue de l’auteur et c’est vrai que c’est une lecture « ardue », un peu éreintante mais en même temps très poétique – comme si son passé venait la chercher. Je ne suis pas habituée à cette forme d’écriture mais j’aime bien être un peu « désarçonnée ».
Je me souviens de l’avis d’Hélène, tu rééquilibre la balance entre mon envie de faire l’impasse et mon envie de m’y lancer 😉
Ce n’est pas mon « genre » de lecture à part le côté historique, assez passionnant mais il est très prenant et envoutant – ces forêts massives, sombres, inquiétantes mais toute cette poésie et cet amour pour son peuple et sa famille, surtout son père .. Je pense qu’il te plairait mais il est vraiment « à part » !
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