Le bruit du dégel · John Burnside

par Electra
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Je n’avais lu encore aucun roman de John Burnside lorsque j’ai eu l’occasion de lire Le bruit du dégel, j’étais ravie car je l’avais repéré depuis longtemps sous son titre original Ashland and Vine et j’étais curieuse de découvrir le style du romancier écossais.

« Le jour où j’ai rencontré Jean Culver fut aussi le jour où j’ai arrêté de boire » nous dit Kate Lambert, personnage principal du roman. Kate est une étudiante à la dérive depuis la mort de son père. La jeune femme, étudiante en cinéma, s’est réfugiée dans l’alcool depuis le décès soudain de celui qui l’a élevé seul. Elle cohabite avec Laurits, son pseudo petit ami qui l’envoie mener des enquêtes dans une banlieue pavillonnaire de Virginie. La jeune femme est prête à rebrousser chemin lorsqu’elle est attirée par une vieille femme qui coupe son bois dans son jardin. Celle-ci l’invite à prendre le thé et lorsque Kate lui explique les questions qu’elle compte lui poser (raconter des bons et des mauvais souvenirs), Jean accepte de répondre à son questionnaire à une seule condition :  que Kate arrête de boire pendant cinq jours d’affilée.

Kate ne l’a jamais croisée auparavant et pourrait s’en aller sans rien faire de cette rencontre. Mais cette inconnue a un don de magicienne : Kate arrête de boire et sort peu à peu de ce brouillard dans lequel elle s’était réfugiée. La jeune femme raconte alors son enfance, le départ définitif de sa mère lorsqu’elle a six ans, l’éducation atypique que lui donne son père, son décès brutal et sa relation compliquée avec Laurits. Ce dernier qui se prétend Estonien (alors qu’il est Américain) est un étudiant étrange qui aime être le centre de l’attention et réalise un cinéma « post-moderne ».

Kate retourne chez Jean et très vite les deux femmes se donnent régulièrement rendez-vous, chez Jean ou dans un café branché de la ville. Jean se confie : sa propre enfance, avec la mort de sa mère puis la disparition brutale de son père, la rencontre avec Lee, sa partenaire en affaires et de cœur, puis celle de sa famille, les deux enfants de son frère aîné entrainés dans l’histoire avec un grand H : l’activisme pour sa nièce révolutionnaire, Jennifer, et la guerre du Vietnam pour Simon. L’une doit se cacher du FBI, l’autre désertera.

John Burnside livre ici l’histoire de l’Amérique à travers le diapason d’une seule et unique famille.  J’avoue que l’enfance de Jean avec son père avocat, l’Amérique des années 40 et 50 m’a fait pensé au grand classique américain, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur mais le rêve américain se brise sur la lutte pour les droits civils et la guerre du Vietnam. Deux générations s’affrontent, les héros de la 2ème Guerre Mondiale, symbolisé par le frère ainé de Jean et ses propres enfants, révolutionnaires.

Gloria avait peut-être du charme, mais parce qu’elle avait été entrainée toute sa vie à charmer. Et rien d’autre, vous comprenez. C’était une machine à attirer les regards des hommes, une machine à capter leur attention (..) Même son prénom était charmant. (..) Gloria, c’était exactement ça, comme si elle n’avait vu le jour que pour remplir une fonction passagère. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était charmer. Elle avait si peu de consistance.

J’ai beaucoup aimé la rencontre de ces deux femmes  : celle de 25 ans, déstabilisée et qui cherche à retrouver pied et cette vieille femme qui trouve en Kate une écoute alors que le temps file. Ici, pas de révélation incroyable, pas de thriller, mais deux femmes qui ont toutes deux affronté des deuils, des tragédies et celle qui s’est reconstruite montre délicatement, subtilement le chemin à suivre.

Ce roman m’a pris par surprise, je n’étais pas totalement emballée au départ et pourtant une fois dedans, il m’a été difficile de le reposer. John Burnside a une écriture fluide et aborde des thèmes personnels à travers une forme narrative unique. Il parle de reconstruction – sans parler de résilience, ici les fantômes ne sont jamais loin comme cette petite fille qui vient grimper dans les arbres du jardin de Jean et ne dit jamais un seul mot.

John Burnside va plus loin dans la réflexion sur ce qu’est le bonheur, chose que l’on promettait à tous les enfants américains au lendemain de la guerre, le « fameux droit au bonheur » mais comment l’obtenir ? En faisant « comme si » ? Le philosophe allemand Hans Vaihinger (Als ob) avait construit toute une théorie sur les gens qui veulent donner du sens à la vie en construisant des modèles de pensée fictionnels auxquels ils accordent une valeur de réalité, « la méthode Placebo » nous dit Kate. Mais peut-on mettre un placebo sur sa douleur ?

John Burnside m’aura aussi donné envie de découvrir l’œuvre d’Emily Dickinson souvent citée dans ce roman, qui possède un léger parfum éthéré.

Mon seul et unique bémol fut le personnage de Laurits, qui m’a horripilé du début à la fin – mais il sert parfaitement à l’histoire : l’étudiant prétend être Estonien, plus intelligent que la moyenne, être un génie du cinéma (en se dénigrant perpétuellement comme tous les égocentriques narcissiques). Rien en lui ne m’aura séduit et j’ai trouvé que John Burnside digressait parfois trop de son côté.

Kate et Jean sont, à l’inverse, des personnages de lumière très attachants. Dorénavant, j’ai bien envie de découvrir d’autres romans de l’auteur, surtout L’été des noyés qui me fascine depuis sa parution.

♥♥♥♥

Éditions Métailié, Ashland and Vine, trad. Catherine Richard-Mas, 2018, 368 pages

Et pourquoi pas

19 commentaires

keisha 28 août 2018 - 8 h 01 min

j’ai craint la brume et n’ai pas osé me lancer (de lui j’ai lu Scintillation http://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2011/10/scintillation.html et j’avais aimé!)

Electra 28 août 2018 - 19 h 15 min

vraiment ? intéressant surtout si tu as avais aimé Scintillation , qui me paraît encore plus « éthéré » 😉

Ingannmic 28 août 2018 - 8 h 54 min

Je te conseille comme Keisha Scintillation, que j’ai personnellement adoré, pour son originalité, son ambiance pesante comme du plomb (seule la fin m’avait laissée perplexe). J’avais trouvé L’été de noyés très long par moments, et parfois trop énigmatique. Dans un autre style, La maison muette est excellent, à la fois poétique et violent… tu l’auras compris, j’aime beaucoup Burnside, et je lirai bien sur ce titre, ton avis à fini de me convaincre…

Electra 28 août 2018 - 19 h 16 min

Oh tu as tout lu de lui ! Du coup, j’hésitais pour Scintillation mais Keisha et toi me faites changer d’avis, étrangement je pensais que L’été des noyés était moins énigmatique ! Du coup, je vais changer d’avis. Je suis en tout ravie d’avoir découvert sa prose !

Eva 28 août 2018 - 10 h 50 min

c’est un auteur que je ne connais pas encore, et ce roman semble vraiment tentant et idéal pour le découvrir. mais ça fait un peu feel good non? les femmes de génération différente qui se rencontrent et qui, dans une certaine mesure, s’écoutent et s’entraident…
chez Métailié, j’ai aussi repéré « Manuel de survie à l’usage des jeunes filles ».

Electra 28 août 2018 - 19 h 18 min

Oui, mais ça ne l’est pas ! Car l’histoire personnelle de Jean est plutôt sombre et celle de Kate n’est pas de toute gaieté (et un autre personnage meurt…) bref, tu ne crains rien de ce côté-là. J’ai lu « Manuel de survie » et mon billet sort très bientôt, une très bonne surprise aussi mais dans un style très très différent !

Titezef 28 août 2018 - 11 h 47 min

Jamais lu l’auteur. Ton billet donne envie. Peut être une future lecture…

Electra 28 août 2018 - 19 h 19 min

Je pense que nous sommes nombreux à croiser Burnside et ne jamais sauter le pas.. mais en fait, il vaut la peine – j’aime sa prose et son regard sur le monde et ici j’adore ce recul qu’il possède. A toi de voir, apparemment Scintillation a plu à tout le monde

Titezef 28 août 2018 - 22 h 39 min

Hum j’ai été lire le résumé. Je préfère celui-ci 😉.

Marie-Claude 28 août 2018 - 15 h 19 min

Tu crois qu’il pourrait me plaire?

Electra 28 août 2018 - 19 h 21 min

Alors, bonne question ! En fait j’ai pensé à toi, car un personnage m’insupportait et toi qui n’a pas aimé la soeur ballerine dans le roman de Jean Hegland .. mais tu aimes Oates, et tu aimes l’histoire américaine et ici ben ils sont tous un peu « cassés » les personnages donc oui au final, je pense que si !

Marie-Claude 29 août 2018 - 16 h 18 min

Tu sais trouver les bons arguments!

Electra 30 août 2018 - 7 h 17 min

Oui ! Mais tu m’as fait réfléchir et c’est bien !

daphné 29 août 2018 - 12 h 54 min

Je ne l’ai pas encore lu mais j’aime beaucoup cet auteur.
Daphné

Electra 30 août 2018 - 7 h 17 min

Tu as de la chance de le connaître, moi je n’osais pas le lire, j’avais peur d’une écriture trop lyrique !

Lili 3 septembre 2018 - 19 h 21 min

Je suis très tentée par ce roman de la rentrée littéraire, tiens !

Electra 3 septembre 2018 - 22 h 25 min

Excellente nouvelle ! Il est « à part » dans cette rentrée, et c’est pas plus mal 🙂

Aifelle 1 octobre 2018 - 17 h 31 min

Je viens de le terminer et j’ai beaucoup aimé ; j’avais été fascinée par « scintillation » dont le thème est plus fort.

Electra 2 octobre 2018 - 11 h 28 min

Oui, je veux lire Scintallation à présent ! Ravie que tu aies aimé également. Il peut dérouter parfois

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