Hallie Rubenhold a eu une idée de génie : en racontant la vie de chacune des cinq victimes de Jack l’Eventreur sans jamais lui donner voix au chapitre. Réduites à tort à un groupe de prostituées des quartiers malfamés de Londres, ces cinq femmes n’avaient jamais eu droit, comme leurs familles et héritiers, à la parole.
Hallie Rubenhold a du passer des heures et des heures dans les archives londoniennes pour retracer l’histoire de chacune d’entre elles. Il lui aura fallu plusieurs années pour dresser un portrait le plus fidèle possible de ces cinq femmes, et la suprise fut réelle pour moi : seule l’une d’entre elles avait vendu un jour son corps. Les autres venaient de milieux populaires et petit bourgeois, elles s’étaient mariées, étaient mères .. Bref, quand on sait combien les médias ont eu vite fait de les réduire à des femmes de »mauvaise vie » , je trouve cela navrant. Cette réduction a permis de glorifier les actes monstrueux d’un malade et de ne jamais orienter la lumière vers les victimes.
Je ne vais pas empiéter le travail immense d’Hallie Rubenhold, mais sachez que deux d’entre elles ont même appartenu à la petite bourgeoisie, qu’elles étaient, choses rares, toutes lettrées à l’époque, qu’elles avaient reçu une éducation et s’étaient mariées. Leur point commun ? Souvent l’alcoolisme et une vie frappée de nombreux malheurs.La révolution industrielle a laissé de nombreux habitants sur le carreau. Beaucoup d’Anglais avaient quitté la campagne pour faire fortune à Londres, mais en arrivant à la capitale, il n’était qu’un maillon de plus dans ces quartiers pauvres. Le travail se faisait rare et les conditions de vie étaient tout simplement atroces. Les sanitaires, l’assainissement étaient étrangers à ces lieux de vie. La mauvaise hygiène était telle que des milliers d’habitants, enfants et adultes, mourraient du typhus. La tuberculose emportait un enfant sur deux.
L’auteure réalise ici un véritable travail d’historienne en reprenant l’histoire de chaque quartier où ont vécu les cinq femmes. L’une d’elle avait emménagé dans le premier habitat à loyer modéré où les conditions de vie étaient strictes car à l’époque les moeurs dirigeaient le monde. Cet habitat créé par un millionnaire était le premier à fournir des sanitaires communs à chaque étage (toilettes et baignoires). Cela peut paraître peu aujourd’hui mais à l’époque (1888) c’était déjà un pas vers le futur. L’auteure décrit un Londres que je n’ai jamais connu, Notting Hill était l’un des pires quartiers où les rats couraient les rues.
Un portrait édifiant de la ville aujourd’hui la plus chère au monde. A travers chaque portrait, j’ai découvert l’histoire d’un pays, la fin du règne de la Reine Victoria, la révolution industrielle, la tuberculose qui emportait des familles entières, et les moeurs qui régulaient la vie sociale et ne laissaient aucune chance aux femmes. Si les maris pouvaient tromper à leur guise, une femme infidèle était immédiatement condamnée et rejetée. L’alcoolisme était accepté chez les hommes, mais rejeté en bloc chez les femmes qui devaient être de parfaites épouses et accepter sans jamais se rebeller.
Elles s’appelaient Mary Ann « Polly » Nichols, Annie Chapman, Elizabeth Stride, Catherine Eddowes et Mary Jane Kelly. Le saviez-vous : Elizabeth était Suédoise.
Si vous aimez l’oeuvre de David Grann, vous retrouverez ici la même obsession chez Hallie Rubenhold qui a, je ne sais comment, réussi à retrouver chaque logement (parfois une dizaine) qu’ont occupé ces femmes, situer leur séjour à l’hospice ou dans leurs familles. Elle raconte avec grande humanité cinq vies brisées en quelques secondes, dans une rue ou un parc de Londres. Elle leur redonné leur dignité et je ne peux que la remercier. Les fans du tueur en série pourront passer leur chemin s’ils espèrent voir son nom cité. Il ne l’est qu’une seule fois, je crois, dans l’introduction.
De nos jours, on commence à comprendre l’importance de ne pas donner voix au chapitre aux assassins et plutôt rendre hommage à leurs victimes. Il était grand temps que l’on fasse pareil pour ces femmes dont j’ai appris les vies intenses, les nombreuses grossesses, les échecs et leur combat pour rester digne malgré l’adversité. Etre une femme à cette époque était un véritable challenge.
J’ai adoré chaque minute de ma lecture, même si l’auteure déborde de descriptions historiques – j’ai eu vraiment du mal à terminer ce livre, et en tapant ces derniers mots, jai déjà envie de le relire. Un énorme coup de coeur. Il faut traduire ce livre en français. Très vite !
♥♥♥♥♥
Black Swan, 2020, 432 pages
Peinture de Pieter de Josselin de Jong – Carriages in the mist, London
19 commentaires
ça me tente, évidemment !
ça ne diminue pas la taille de ma PAL, évidemment !
Merci pour le compte-rendu.
de rien ! j’ai adoré cette lecture, l’auteure était hyper investie et la vie de ces femmes passionnantes et surtout révélatrice de l’époque. Pour la PAL, tu dois bien lire en ce moment donc la faire diminuer ? LOL
non, mon rythme de lecture est relativement normal, et surtout bien moins organisé qu’avant (je lisais dans les transports en commun). Hier, j’ai juste lu avant de m’endormir, le jour avant j’ai lu quelques pages au jardin… et puis il y a une semaine, j’ai terminé « Le pont des soupirs » d’une traite. ça dépend vraiment des jours donc.
Et se procurer des ebook, c’est trèèèèès facile !
ah oui les transports en commun, j’avais opté pour le bus (choix entre bus et tram) pour avoir une place assise et lire environ un quart d’heure.. félicitations pour le pont des soupirs, je ne m’en sens plus capable mais depuis j’ai lu 4 livres comme quoi il bloquait bien mon envie ! oui vive les ebook !
Noté, il a l’air vraiment passionnant!
Il l’est, du début à la fin. J’ai été scotchée par le travail énorme de l’auteure. Des centaines d’heures de recherche.
J’étais en train de me dire « il me le faut ! », tout en sachant qu’il faudrait attendre la fin du confinement, et puis j’arrive en fin de billet, et là, oh déception, dans la mesure où les pauvres restes de mon anglais scolaire m’obligent à attendre sa traduction en français… bon, je note, en attendant !
Et tu ne participeras pas à la LC du 20, du coup ? Dommage, mais je comprends, Le pont des soupirs m’a bien moins emportée que les autres titres que j’ai lus de Russo… ceci dit, j’ai trouvé la 2e partie meilleure (heureusement, vu son nombre de pages !), mais j’ai ensuite eu un mal fou à rédiger mon billet..
Je n’osais pas te le dire .. mais il est là, et si la deuxième partie est meilleure mais bizarrement, j’ai eu un vrai blocage avec ce roman. Je me suis sentie libérée quand je l’ai reposé ! Mais je ne m’avoue pas vaincue ! Je compte bien le reprendre. Hâte de vous lire cependant !
Sinon, le confinement n’empêche nullement les traducteurs de travailler, et vu son succès phénoménal, je suis certaine qu’un éditeur français a déjà racheté les droits alors patience !
Mais il faut oser, une LC ne doit pas être une contrainte, même si elle est parfois un argument nous incitant à insister un peu (ce qui a un peu été le cas pour moi, sur ce coup-là) !! Je suis curieuse de lire moi aussi les avis, mais je les soupçonne d’être dans l’ensemble mitigés sur ce « Pont des soupirs », vu les infos glanées ici et là…
oui j’ai vu que Sunalee a aussi eu du mal .. du coup, j’aimerais bien lire ses tous premiers romans (que j’avais eu dans une vieille version et que j’ai fini par donner sans les avoir lus)
Pour la LC, oui, je ne vais pas me forcer. Mais j’ai hâte de vous lire tous !
Ahhhh ce mystère de Jack L’Eventreur ! J’ai regardé pas mal de documentaires récemment sur des tentatives diverses pour connaître son identité. Il me semblait pourtant qu’on connaissait assez bien ses victimes, a contrario, mais ton billet me donne envie de creuser la question !
Oui, attention : il n’apparaît jamais dans le livre. C’était le but de l’auteure, parler d’elles et pas de lui. Du coup, tu n’apprendras rien sur l’identité réelle de cet assassin. Par contre, tu risques d’en apprendre beaucoup sur ses victimes. Moi, j’ai toujours entendu parler de femmes de basse vie, de prostituées alors qu’on va dans la petite bourgeoisie ! Si tu peux le lire, fais-le !
Je suis très tentée, mais j’attendrai (sagement) une traduction en français… éditeurs, si vous m’entendez ! 😉
Oui, j’imagine qu’ils vont le traduire, honnêtement je ne vois pas comment ce livre pourrait leur échapper ! Il est grand temps de rendre à ses femmes leur dignité.
On peut être marié(e), mère/père de famille, petit(e) bourgeois(e)… et prostitué(e). Les quatre ne sont pas incompatibles 😉
Ce genre d’enquête me plait généralement… Je vais aller y regarder de plus près.
du coup mon billet n’est pas assez clair :UNE SEULE était prostituée, les autres se sont retrouvées à la rue et se trouvaient souvent un compagnon de beuverie et de logement. Mais elles ne se prostituaient pas. Tout le livre le démontre. Donc ça m’énerve de voir qu’on refuse de rétablir la vérité parce qu’on a construit un mythe autour d’un tueur …
Qu’est-ce que c’est tentant! Je croise les doigts pour la traduction!
oui c’est un must-read !! tu vas l’adorer 🙂
Ça a l’air fascinant! Merci de nous partager tes coups de coeur 🙂
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