Je continue mon challenge littéraire, pas vraiment joyeux – sur la guerre en ex-Yougoslavie. Slavenka Drakulić propose ici une série d’essais sur les pays d’Europe de l’Est au lendemain de la chute du Mur et de la liberté retrouvée. La journaliste indépendante (et écrivaine) voyage à travers ses pays pour essayer de comprendre comment ces pays, soudainement libérés de l’Union Soviétique ont réagi. Des pays Baltes, aux anciennes dictatures de Roumanie et d’Albanie, à l’explosion de son pays, la Yougoslavie, elle livre ici un regard sans filtre.
Contrairement aux autres pays communistes, les Yougoslaves avaient le droit de voyager hors des pays communistes. Ils n’étaient pas riches mais pouvaient traverser la frontière avec l’Italie, voir leur famille en Allemagne ou en France et revenir toujours les bras chargés de « cadeaux ». Cette ouverture unique leur a longtemps laissé, comme elle le dit, un sentiment de supériorité sur leurs voisins communistes. Ils pouvaient gouter au « rêve européen ». Mais n’était-ce pas qu’une illusion ? L’Europe était-elle si parfaite ?
Lorsque la Croatie et la Slovénie ont déclaré leur indépendance, la Croatie est retournée vers ses anciens démons. Le pays avait ouvertement soutenu le régime nazi pendant la seconde guerre mondiale, du moins quelques mois. Après la guerre, le pays était devenu communiste et avait effacé ce passé peu glorieux. Mais lorsque Slavenka va en Israël, soudainement on lui rappelle. Elle s’empresse de rappeler qu’elle est née après la guerre. Evidemment, elle connaissant l’existence de camp d’extermination – mais elle se pose la question: qu’en est-il aujourd’hui? Nous sommes en 1997 et la Croatie efface le nom de Tito de ses parcs mais propose à la place le nom de ces nationalistes fascistes …
Et l’Europe ? Si rêvée … Cette Europe a choisi de ne pas intervenir pendant la guerre et a laissé Sarajevo vivre un véritable enfer, et aux militaires serbes la main libre pour commettre en Bosnie un génocide. L’Europe n’est pas ce qu’elle prétend être. Elle l’est peut-être finalement aujourd’hui. Mais l’Europe de 1992 était frileuse. Et les habitants de l’Union Soviétique ont peut-être eu tort de laisser leur imagination s’envoler. Les pays européens occidentaux ne sont pas parfaits et regardent de haut les pays d’Europe centrale et de l’Est. D’ailleurs, on les regarde toujours aujourd’hui avec un regard appuyé – on ne questionne jamais un Suédois ou un Espagnol à l’aéroport, mais un Bulgare ou un Roumain …
Oui, cette lecture va vous remuer. Car Slavenka n’épargne personne. Ce que j’ai surtout aimé, c’est la réflexion sur ces décennies de communisme, d’autorité qui ont transformé la mentalité de ces habitants. Désormais, habitués à ne plus rien décider. Tout appartient à l’Etat. Aussi, aujourd’hui, dit-elle, si tout tombe en ruines, les routes, les écoles, c’est que pour eux – rien ne leur appartient. Ils ont perdu leur envie d’investir, de travailler. Ils n’avaient plus droit à l’initiative personnelle. Toute action personnelle était condamnée – tant pis pour le libre arbitre, pour l’esprit d’initiative. Ils étaient tous identiques, tous enfants de la même famille. Impossible de ne pas penser aux Misérables où Victor Hugo dénonçait déjà les effets dévastateurs de l’idéologie communiste cent ans auparavant. Il faut laisser aux hommes le droit d’investir, de créer ses propres entreprises, de posséder. Car l’homme se meurt s’il ne peut pas exercer son individualité.
Et aujourd’hui, je fais forcément le lien avec la population russe. Après des décennies soviétiques, elle n’a pas supporté la perestroika – elle a très vite préféré, comme les Hongrois, retrouver au pouvoir un homme fort, autoritaire. Un Etat omniscient. Et voilà comment on peut tenir dans sa poche 113 millions de personnes. Les réflexions de Slavenka ont fait mouche. Un récit essentiel. Des essais aussi personnels, avec ses anecdotes personnelles comme lors de son séjour à Vienne, où aucune serveuse / hôtesse ne sourit jamais. Les Américains sourient tout le temps, les Viennois n’ont jamais eu la nécessité de le faire. Et lorsque son époux, Suédois, s’insurge contre cette corruption et ces bakchichs… Lorsqu’ils doivent racheter un aspirateur pour leur résidence secondaire, c’est trop drôle car ce simple achat prend des proportions gigantesques, qui traduisent la situation économique de ces anciens pays.
A lire même si le livre date de 1996. Pour mieux comprendre nos cousins européens, pour leur rendre hommage pour leur résilience, leur résistance. Il serait bon que les lycéens le lisent et les politiciens aussi. Qu’on arrête de les regarder de haut. Nous ne sommes pas meilleurs. Juste plus chanceux d’être aussi libres dans nos pensées et nos paroles.
♥♥♥♥
Editions Penguin, 1999, 215 pages
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